Entretien(s)
Laurent Muhleisen
Traducteur de Dea Loher, Marius von Mayenburg et biens d'autres, Directeur de la Maison Antoine Vitez, Conseiller littéraire de la Comédie Française, Laurent Muhleisen c'est une vie consacrée à l'amour de la langue, à la littérature. Un entretien au long cours, où il sera question d'enfance, d'Allemagnes(s), de traduction, de création, de Karl Marx et d'Europe ..
Par Hervé Pons Belnoue
Traducteur, directeur de la maison Antoine Vitez, conseiller littéraire de la Comédie Française, c’est une vie entière consacrée à la littérature…
C’est toute une vie consacrée à la littérature par le biais des langues, du fait des mes origines alsaciennes et de ma proximité avec la langue allemande. Mes grands-parents et arrières grands-parents ne parlaient pas français. Mes arrières grand-parents étaient nés allemands et surtout étaient alsaciens. Un très fort pourcentage de la population alsacienne ne parlait encore à l’époque que l’alsacien, certain parlaient aussi l’allemand et dans une proportion encore moindre l’alsacien, l’allemand et le français.
Il fallait bien communiquer, alors il y a quelque chose de l’ordre du rapport intime à la langue et à la communication qui est passé par ce dialecte qui est ma langue maternelle. Un dialecte bas allemand qui ne s’écrit pas, mais se parle. Cet accès à la langue, à la littérature et à la culture allemande est avant tout passé par la musique. Très vite, j’ai eu envie de partager cette amour pour cette langue avec d’autres personnes, c’est certainement ce qui a motivé mon désir de devenir traducteur, être à une modeste échelle, un intermédiaire entre deux cultures. Les années de métier ne m’ont pas démontré le contraire, un certain nombre de préjugés continuent à exister entre l’Allemagne et la France, les modes de pensée et d’expression ne sont pas les mêmes et c’est extrêmement passionnant de chercher à en rendre compte.
Et la littérature….
La littérature est passée par les grands auteurs du XIXè ainsi que les grands philosophes, notamment une envie adolescente de lire les textes de jeunesse de Karl Marx dans le texte… Il y a eu aussi la lecture d’un certain nombre de grands auteurs de théâtre comme Büchner, Schiller, Goethe, Wedekind… et les auteurs du premier quart du vingtième siècle, comme Musil.
Déjà, rapidement, vous vous intéressez au théâtre…
J’ai eu la chance de grandir à Strasbourg, une ville où il y a un théâtre national. Un théâtre exigeant. Dans ma jeunesse, il était dirigé par des gens brillants comme Jean Pierre Vincent. Pour quelqu’un comme moi qui ne vient pas d’un milieu où le rapport à la culture passe forcément par le théâtre, l’opéra ou la grande littérature, un milieu où le rapport à la culture est plus simple, avoir la chance, quand on est collégien, lycéen, puis étudiant d’aller voir des spectacles de cette qualité a très vite forgé chez moi un amour immodéré pour le théâtre. J’allais voir des spectacles de Georges Lavaudant, Hans Peter Cloos, Jean-Louis Martinelli, Jean Pierre Vincent, et de toutes sortes de metteurs en scènes, jeunes à l’époque, c’était à la fin des années soixante dix et les années 80… J’ai étudié à l’institut d’études germaniques de Strasbourg, mais je me voyais mal devenir enseignant, en tout cas dans le système d’enseignement qui est celui de l’éducation nationale. J’avais cette double passion pour le théâtre et l’allemand qui au début des années 90, lorsque j’ai quitté Strasbourg, m’a incité à traduire du théâtre allemand. Nous autres traducteurs d’allemand étions plutôt privilégiés à l’époque, avec la chute du mur avait lieu, en Allemagne, toute une effervescence culturelle. Deux pays qui avaient été séparés pendant quarante ans se retrouvaient, les gens pouvaient à nouveau se parler et échanger librement, une parole venue de l’est pouvait enfin s’exprimer sans parabole, sans métaphore, de manière directe. Les gens avaient beaucoup de choses à dire, il y avait un vivier d’auteurs de notre génération, entre vingt et trente ans à l’époque, qui s’exprimaient sur l’histoire présente, sur la société, et sur l’Europe bien sur. Une pensée qui essentiellement disait : nous sommes heureux d’être sorti d’un système où la liberté d’expression était brimée, où la grisaille sociale était prégnante, mais c’est pas pour autant que nous allons nous jeter dans les bras d’un capitalisme effréné et sauvage. Certes nous voulons pouvoir consommer à notre guise mais entrer dans un marché dicté par la concurrence ne nous enchante pas non plus. Cette dialectique était intéressante à explorer. La rencontre entre ces deux Allemagnes.
Parlaient-ils le même allemand ? Y avait il une différence de langue entre les deux Allemagnes ? Cela vous a t’il demandé un travail de découverte d’une nouvelle langue allemande ?
La langue allemande était évidemment la même des deux côtés du mur, mais elle n’avait pas subi les mêmes influences depuis une quarantaine d’année. Il y avait très peu d’anglicisme en allemand de l’est, alors que celui de l’ouest en était truffé. Les choses dont on parlait n’étaient pas les mêmes. Il y avait tout un langage lié à la réalité sociale existante, il fallait nommer les groupes de jeunesse, les maisons du peuple, toute une réalité qui n’était pas la même dans les deux Allemagnes. Mais le vocabulaire nous le connaissions. 1989 n’a pas été une découverte totale, nous lisions déjà, fort heureusement, de la littérature est-allemande avant la chute du mur et son vocabulaire était accessible. Voir comment les deux « langues » se sont confrontées était passionnant. Beaucoup d’auteurs de l’ouest se sont installés à Berlin Est, dans les quartiers de Mitte ou de Prenzlauer Berg, ils voulaient se confronter eux même à cette réalité. Dea Loer ou Marius Von Mayenburg, que j’ai commencé à traduire au début des années 90, venaient de l’ouest mais avaient un rapport à la langue qui faisait penser à certains critiques ou commentateurs qu’ils étaient de l’Est. Cela donnait lieu parfois à certains malentendus dans la réception des traductions en France. Certains metteurs en scène lisant cette langue, dépourvue de tournures empruntées à l’anglais et sachant qu’ils n’étaient pas des auteurs de l’Est, pensaient que les traductions n’étaient pas fidèles et cherchaient dans le travail avec les acteurs à rendre ce langage plus jeune, mais plus jeune de l’Ouest, ce qui évidemment agaçait les auteurs qui n’avait pas envie de cette langue là.
Il y a tout un mouvement de récupération de l’identité qui s’est fait par la langue ?
Non, ce n’est pas une réappropriation de l’identité, je ne crois pas, ce serait plutôt une réflexion sur la manière dont on pouvait cohabiter, dont on pouvait revivre ensemble, et comment la langue allait témoigner de cette réunification. La question de l’identité se pose toujours plus pour les perdants que pour les gagnants, et la question était : qu’est ce qu’on a perdu ? Heïner Muller a continué à écrire après la chute du mur encore pendant six ans. Ensuite, le théâtre et les textes portés par les dramaturges de Frank Castorf, à la Volksbühne, pour parler des théâtre les plus engagés à cette époque, ont en rendu compte aussi.
Les perdants exprimaient haut et fort ce qu’ils avaient perdu effectivement et s’interrogeaient sur ce qu’ils avaient gagnés. Il y a une fascination des intellectuels dits progressistes de l’époque pour cette pensée de l’Allemagne de l’Est, une pensée dialectique, solide, critique. Une pensée qui n’avait pas évoluée dans des schéma capitalistes, de concurrence et de rentabilité. C’était une autre manière d’aborder les problèmes.
L’identité s’est forgé ensuite aux contacts, aux mélanges et au fur et à mesure des transformations de la ville, du paysage de l’est, de la reprivatisation des entreprises, de l’inscription de tous les citoyens dans un monde du travail avec employeurs, des employés, des négociations salariales et du chômage. L’identité ouest allemande a certainement changée aussi, mais ce qui est né, on le constate, s’est plutôt construit sur le modèle des sociétés occidentales. Pour un traducteur, il est passionnant de voir un vocabulaire d’une autre société s’inscrire dans une nouvelle, car la traduction rend compte de ce dont la langue rend compte. On essaie de trouver des équivalents, des choses qui résonnent, même si les réalités ne sont pas les mêmes, on essaie de trouver des choses qui font échos. La traduction est une caisse de résonnance.
Et un travail sans fin, il faut toujours retraduire…
C’est un moment mystérieux que celui où l’on se dit qu’une traduction est terminée. Je me rends compte aujourd’hui que certaines de mes traductions ont vingt ans, que l’état de la langue a évolué et que je pourrais rendre compte des textes originaux d’une autre manière, plus en correspondance avec l’état du français d’aujourd’hui. Au théâtre on use de la langue parlée, on est dans l’état présent de la langue et on tente de rendre compte de la manière dont les gens s’expriment autour de nous au moment dans lequel on vit. Les expressions imaginées, idiomatiques. Il y a des modes aussi, dont il faut se méfier. C’est un phénomène curieux. La langue originale ne bouge pas, évidemment parce qu’un œuvre écrite est écrite, mais la langue de la traduction évolue. On ne traduit plus Shakespeare aujourd’hui comme à l’époque où il écrivait, la langue de Shakespeare n’a pas bougée, mais sa réception et donc sa traduction est tributaire de l’état de la langue d’aujourd’hui. Si on le traduisait avec une rhétorique, des tournures de phrase et du vocabulaire du XVIe siècle, personne ne le comprendrait.
De la même manière que les grandes œuvres littéraires marquent une époque, les traducteurs marquent la leur ? D’un état de la société à un moment donné ?
Il y a eu pendant très longtemps une grande tradition ethnocentriste dans la traduction, surtout en France. Les premières tentatives de traduction de Shakespeare en sont le signe. Il a été « découvert » par Voltaire qui en son temps avait exprimé le fait que ce Shakespeare était très intéressant dans ses sujets et leurs traitements mais qu’il était un parfait sauvage et que ses pièces étaient irreprésentables. Les premières traductions mettaient les vers de Shakespeare au gout du jour à cette époque, dans la deuxième moitié du XVIIIe. En alexandrins ou en vers rimés. Des répliques comme « Etre ou ne pas être » devenaient des alexandrins ! Alors, bien sur, on s’intéressait à l’étranger, mais il fallait qu’il entre dans les canons de l’art et de la culture de l’époque. Le XIXe siècle a été beaucoup plus réceptif à l’originalité des œuvres traduites, notamment dans le théâtre. Tout est lié aux capacités d’échanges entre les cultures. En 1820, les comédiens anglais qui jouent Shakespeare sont venus à Paris en tournée. Quand le public parisien, les intellectuels et les artistes ont vu comment les anglais s’emparaient de ces vers-là et de l’impact que cela avait, cette nouveauté, cette particularité du jeu anglais, cette particularité de dire des vers qui n’étaient pas des vers selon les canons français, a enclenché un vaste mouvement de respect de l’original. De leur coté, les allemands l’avaient fait depuis longtemps, mais les structures de la langue allemande sont plus proches de celles de la langue anglaise.
La question de la traduction pose la question du média et de l’honnêteté au sujet que l’on traite, de sa transmission, comment on le transmet…
Ce qui est étrange, c’est que s’il y a malhonnêteté, elle peut être complètement noyée dans la certitude que l’on traduit pour ses concitoyens, pour les locuteurs de sa propre langue et que il faut donc correspondre au canons de cette langue-là. Le philosophe Antoine Bernman qui a été un penseur de la traduction, l’a très bien exprimé en disant qu’il y avait un phénomène ethnocentriste dans la traduction. Le traducteur à certaines époques pensait que le public de la langue d’arrivée n’allait pas comprendre telle ou telle chose, n’allait pas saisir telle ou telle tournure de style ou risquait d’être choqué par l’utilisation d’un mot. Il corrigeait en essayant de respecter le sens, mais il changeait complètement la lettre, il adaptait, mais ce n’était pas forcement de la malhonnêteté, tout le monde le faisait, c’était l’usage. ↕Évidemment, aujourd’hui, vu les progrès réalisés dans la réception d'oeuvres étrangères et dans l’art de la traduction, si un traducteur opérait encore de cette manière, ce serait de la malhonnêteté.
Cela nous mène à cette question, qui est un serpent de mer, est ce qu’un traducteur est un auteur ? Que demande ce travail là, de l’effacement, de l’attachement, de l’inventivité, de la créativité, de la curiosité, de l’écoute ?
Tout cela en même temps, mais la question est vaste… Pour moi ,cela demande d’abord de la disponibilité, être à l’écoute de l’oeuvre que l’on traduit. La traducteur est d’abord l’auteur de sa traduction, l’objet qu’il livre, un texte français avec des mots français, lui appartient. Il est important d’indiquer, lorsqu’une œuvre étrangère est donnée quel son traducteur, parce qu’elle ne sera pas la même traduction que celle d’un autre. Si on dit, La ville de Martin Crimp, ce n’est pas juste, car il n’a pas écrit sa pièce en français, s' il n’y a pas de traducteur, le public, à moins d’être totalement bilingue, n’y aura pas accès.
Le traducteur est là, à sa place, comme auteur dans l’ombre de l’auteur. Il n’est pas un auteur premier, il est un auteur « dans l’ombre de ». Il n’existe pas si l’auteur n’existe pas, mais l’auteur n’existe pas à l’étranger si le traducteur n’existe pas, alors le traducteur n’est pas celui qui invente le sujet et la matière originale, mais celui qui explore la matière originale pour essayer de la faire résonner dans une autre langue, dans un autre système de langue.
Ce processus fonctionne de système à système, la langue est un système, mais on ne traduit pas une langue, on traduit un auteur. On traduit ce qu’un auteur fait à sa propre langue, la manière dont une langue est travaillée, triturée, déflorée, utilisée par un auteur. C’est cette tache là qui est intéressante, essayer de comprendre quels sont les mécanismes que l’auteur original met en œuvre pour faire quelque chose à sa langue en essayant d’en rendre compte en travaillant sur la langue d’arrivée. Ce n’est pas un processus très rationnel. Quand je lis une œuvre étrangère et qu’elle me plait, les premières pensées qui me viennent ne sont pas forcément d’ordre lexicographique mais plutôt d’ordre musical, voir pictural. Pour moi une œuvre de Déa Loher a telle ou telle couleur, telle ou telle tonalité, tel ou tel rythme. Alors, ensuite, lorsque tout résonne en moi, je peux envisager de la traduire, débute alors l’analyse stylistique, le travail lexicographique, lexical, grammatical… Pourquoi cette phrase est tournée ainsi ? Pourquoi tel verbe est à cette place alors qu’il pourrait être à telle autre ? Et puis on essaie d’élaborer le rendu, ce qu’on va livrer… J’imagine qu’il en va de même pour l’écriture, j’imagine que le moment où ça à lieu, le moment où l’on transforme le mot allemand en français, est un moment parfaitement insaisissable. On écrit et ce n’est qu’après que l’on se rend compte si ça fonctionne ou pas, mais on serait incapable de dire pourquoi à certains moments, parfois, ça ne marche pas, ça ne rend pas compte de l’original… C’est ce qui est passionnant dans cet exercice, c’est un travail sans fin, comme chez Pénélope, on peut remettre l’ouvrage sur le métier encore et encore… Avec cette particularité, qu’avec la dimension très orale des œuvres traduites, on se créé son propre gueuloir pour l’entendre résonner ! Il est toujours important d’avoir une bande d’acteurs pour lire le résultat. En l’entendant la première fois, on peut entendre des corrections nécessaires à faire même si l'on a déjà passé des heures à sa table de travail à mâcher les mots dans sa tête.
C’est un grand exercice d’altérité, l’exercice de la traduction.
Oui, à l’inverse d’un enfermement dans la langue cela demande une grande porosité au monde…
Le travail en soi est solitaire mais le contexte ne l’est pas.
Il faut aussi avoir l’oreille au vent…
Il faut entendre la langue dans la rue, ne serait-ce que pour en éviter certains pièges et certaines dérives !
Vous êtes traducteur mais aussi directeur de la maison Antoine Vitez…
Qui est le Centre International de la Traduction Théâtrale, je ne m’éloigne donc pas beaucoup de mes passions…
J’était heureux que l’on m’en propose la direction en 1999, mais j’étais engagé dans les travaux de la maison depuis longtemps. C’est une association loi 1901, de traducteurs professionnels et de linguistes dont une des spécialités est le théâtre. Ils explorent, ils lisent et se tiennent au courant de ce qui s’écrit ou se redécouvrent dans les pays des langues qu’ils parlent. Cela va du Japon à l’Islande, en passant par la Syrie, le Liban, l’Afrique du sud, les Amériques du nord et du sud… Plus d’une trentaine de langues sont représentées, les traducteurs organisés en comités lisent et proposent tous les ans un certain nombre de pièces dont ils se disent qu’il serait important qu’elles viennent irriguer, enrichir le répertoire en français. Si leurs projets sont acceptés, ils reçoivent de la maison Antoine Vitez des bourses de traduction leur permettant de travailler tranquillement. La maison Antoine Vitez met ensuite en valeur ce répertoire, le fait circuler, éditer, organise des lectures publiques afin notamment, de toucher des metteurs en scène et de leurs donner envie de monter ce nouveau répertoire lituanien, finlandais, portugais ou hongrois… Nous faisons découvrir des littératures d’autres cultures à des gens de théâtre en France. Il y a un répertoire de plus de 1000 pièces aujourd’hui.
Le traducteur, qui est par définition un travailleur de l’ombre, est derrière l’auteur, est un être paradoxal car plus il excelle, plus il disparaît. L’excellence de son travail est un facteur de disparition et le meilleur compliment, extrêmement ambiguë, que l’on peut lui faire est : la traduction est magnifique, on dirait que le texte a été écrit en français !
C’est un métier paradoxal, il faut sans cesse rappeler aux gens qu'ils ont accès aux textes parce qu’il y a eu acte de traduction et que cet acte doit être reconnu. Alors, la maison Antoine Vitez met en place des stratégies pour rappeler aux compagnies et aux directeurs de théâtre qu’il faut prendre le reflexe de mentionner les traducteurs. En tant que directeur cela me semble être un mission importante que de défendre les droits des traducteurs en cas de plagiat par exemple, mais aussi d’œuvrer à la reconnaissance de ce métier pour en partager l’aspect passionnant.
J’en reviens à Karl Marx qui disait que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, et bien les traducteurs de théâtre se sont dit, dans la foulée des traducteurs littéraires, que l’émancipation des traducteurs, serait l’œuvre des traducteurs eux-même !
Vous êtes Directeur de la Maison Antoine Vitez et Conseiller Littéraire de la Comédie Française...
Quand Muriel Mayette à été nommée en 2006 Administratrice Générale de la Comédie Française, nous nous connaissions depuis de nombreuses années, Muriel avait lu certaines de mes traductions en public et aimait beaucoup Déa Loher. Elle cherchait quelqu’un qui puisse faire le lien entre le répertoire du monde entier et le répertoire français que je connais car, si nous importons des auteurs étrangers, nous signalons aussi à nos homologues étrangers les bonne pièces françaises qui seraient à traduire. Même si la vocation de la Comédie Française est tout à fait généraliste, la mission était plus centrée sur le répertoire classique, Muriel Mayette souhaitait redynamiser le rapport de cette maison avec le répertoire contemporain.
Il faut toujours rappeler que Racine, Corneille, Musset, Hugo étaient, de leur vivant, des auteurs contemporains. Quand on les jouait, on pariait sur leur postérité, alors pourquoi ne pas le faire aujourd’hui ?
On ne se posait pas la question à l’époque non plus de savoir si c’était de la littérature ou pas…
Oui, il y a eu cette rupture qui a commencé à la fin de la seconde guerre mondiale où les auteurs de théâtre se sont progressivement, les plus intéressants en tout cas, détachés du monde de la littérature. Après la génération des Sartre, Camus on peut aller jusqu'à Margueritte Duras. On a, depuis, d’un coté les auteurs de théâtre et de l’autre les auteurs de roman. Il est très rare d’avoir des auteurs qui excellent dans les deux catégories. Nous recevons beaucoup de manuscrits à la Comédie Française de grands romanciers qui s’essayent au théâtre et leur théâtre est souvent obsolète. Leur idée du théâtre est celle d’une écriture qui n’a pas suivie les évolutions de son temps.
Stendhal rêvait d’écrire du théâtre qu’il mettait bien plus haut que sa propre littérature, Marguerite Yourcenar aussi …
Mais Voltaire aussi… et les tragédies de Voltaire, qu’il considérait comme ce qu’il écrivait de meilleur, ne sont plus jouées aujourd’hui…
Pourquoi a-t'on imaginé un jour en France que le théâtre n’était plus de la littérature ?
C’est une bonne question à laquelle je suis bien incapable de répondre ! Il y avait, il y a peu de temps à la Maison de la Poésie à Paris un débat avec Michel Deguy et Denis Guénoun sur l’écriture théâtrale est-elle d’essence poétique ? Je pense que plus que la littérature, c’est le rapport à l’écriture poétique qui a changé et qui a fait que l’écriture théâtrale s’est éloignée du champ de la littérature. Le champ de littérature s’est lui même, de son coté, passablement sécularisé. Sous le vocable littérature on a aujourd’hui, avec cette prédominance du roman, à boire et à manger… Beaucoup de gens écrivent, cela ne veut pas dire que beaucoup de gens savent écrire. Le rapport à l’écriture qui serait celui de la poésie pour une écriture dramatique serait une écriture qui ne soit pas un échos primaire de l’état du monde mais une recherche sur la langue, un exercice devenu plus rare.
C’est peut être aussi parce que l’on n’apprend plus à lire le théâtre, la littérature par définition passe par la lecture, le théâtre on l’entend. Ce qui est paradoxal c’est que quand on emmène des gens entendre des pièces, ils en sortent en général ravis tout en disant qu’ils seraient incapables d’entendre la même chose s’ils l’avaient lu dans leur tête… Je crois qu’il en va de même pour la poésie et la grande littérature. Et, alors là, au risque d’être taxé d’élitiste, je dirais qu’il y a une littérature grand public et puis il y a une littérature plus exigeante, demandant des efforts, celle-ci est aussi difficile que de lire du théâtre.
Comme Joyce…
Il est déjà un classique, il a été traduit et retraduit, il a été commenté, alors que lorsque l’on a affaire à un auteur qui écrit pour la première fois, quand on est confronté à ses premières œuvres, la capacité d’analyse n’est pas la même. C’est peut être ça le plus difficile dans notre rapport au répertoire contemporain. On ne sait pas forcément dire s’il vaut quelque chose et on ne sait surtout pas dire pourquoi il vaut quelque chose. Comme en musique contemporaine, on explore parfois des territoires extrêmement différents de ce que l’on a l’habitude d’entendre, qui déplacent nos certitudes, mais c’est la mission même de l’art. Dans un monde où il faut que tout soit rentable et qu’il y ait un maximum de gens qui consomment, ce point de vue est parfois difficile à défendre.
Je profite d’être dans une institution comme La Comédie Française, où on peut travailler dans de bonnes conditions, pour établir ce lien et proposer tous les ans un certain nombre de pièces, que ce soient des pièces étrangères traduites ou des pièces françaises contemporaine. J’essaie de les rendre accessibles à la troupe pour qu’éventuellement cela puisse donner lieu à une mise en scène, une programmation, notamment par le biais de mises en lectures. Entendre des œuvres pour la première fois forge le gout et l’esprit critique différemment de lorsqu’on va voir un classique, même un classique réinterrogé. Lorsqu’on va voir une œuvre où tout est nouveau, la forme, la langue et éventuellement la mise en scène, cette curiosité, cette joie des spectateurs de sortir et de se dire que l’on a vraiment entendu résonner notre époque dans une langue et un sujet d’aujourd’hui, c’est différent de la manière dont Shakespeare pourrait parler d’aujourd’hui. Bien sur, il peut parler d’aujourd’hui, mais Shakespeare parle d’aujourd’hui dans des formes qui sont des formes d’autrefois, des rapports sociaux qui sont des rapports sociaux d’autrefois, la vassalité, la royauté…
Les textes d’aujourd’hui parlent d’aujourd’hui avec ce qui constitue le monde d’aujourd’hui. Les rapports sociaux, les rapports entre les hommes et les femmes, les rapports dans les sociétés démocratiques, même si c’est pour en analyser les disfonctionnements. C’est ça qui est différent et qui permet de raisonner sur son présent de façon peut-être plus présente.
Ce qui fait de la traduction un des enjeux importants de la construction européenne qui bât un peu de l’aile…
Oui bien sur, la question de la pratique et de l’utilisation de la pratique, de la reconnaissance des langues et de leur passage d’un état à un autre, est fondamental pour se comprendre. Si vous avez un interlocuteur lituanien qui veut vous expliquer quelque chose dans les schémas rhétoriques et les schémas de pensée propres à la langue lituanienne, si pour vous parler il passe par une langue tierce, en l’occurrence l’anglais, il va perdre énormément de la singularité de ce qu’il veut dire, il va exprimer du sens, du sens général, mais il ne vas pas exprimer une histoire, une émotion, ces choses qui se nichent profondément dans la langue maternelle. Alors, tout à coup, dans ce processus de communication, s’il y a un traducteur qui rend compte de ces subtilités là, sans le gommage et le polissage par l’anglais, on gagne en compréhension, on réduit les malentendus et on apprend à mieux vivre ensemble.
Sauriez-vous dire ce que cette vie, depuis l’enfance, consacrée à la traduction, à la littérature et au théâtre, à modifier en vous ?
Cela m’a certainement, au fil des années, rendu beaucoup moins sectaire. J’ai été élevé dans une façon où il était très tentant d’avoir un avis bien arrêté sur les choses. Commencer à traduire, à rencontrer par les bais des auteurs d’autres façons de voir le monde et de penser, m’a ouvert progressivement à la question de l’altérité et a profondément modifié mon quant à soi. Entendre ce qu’il y a parfois derrière la maladresse de certaines formulations, parce que le média fait ce qu’il peut et que derrière le média, il y a autre chose.
Hervé Pons Belnoue