Entre Les Lignes

La revue littéraire du festival Terres de Paroles

Entretien(s)

ÉPOPÉE(S) INTIME(S)

Du droit de ne pas tuer l’animal humain.

Patricia Allia et Éléonore Weber sont adeptes du contre-pied autant que de l’humour noir et corrosif. Elles font émerger au travers de dispositifs scéniques quasi documentaires des questionnements liés à notre nature devenue tout à la fois antinaturelle et étrangère. Prim’Holstein, Contre Nature et le Syndrome du Paysage, relèvent sans ambages, la normativité de l’objet d’art lui-même. Ces performances ou conférences essayent de déporter notre point de vue pour neutraliser cette tyrannie d’uniformité à l’œuvre. Est-il encore possible d’être troublé, dérangé en posant nos regards sur une scène ou à l’intérieur d’un musée ou encore à la lecture d’un livre ? La réponse avec Patricia Allio et Éléonore Weber.

Prim’Holstein  explore la place qu’occupe l’animal dans nos vies. Pour vous est-il possible d’établir une différence entre l’humain et l’animal. Est-ce seulement une affaire de degrés avec des limites plus ou moins effritables ou bien est-ce une différence de langage, de sciences et de techniques telle qu’on le voit dans la vie qui départage concrètement l’animal de l’humain ?

PA : N’étant ni éthologue ni spécialiste de psychologie animale, je n’ai pas un point de vue d’experte, je pense simplement qu’il est possible d’établir des différences, et que c’est cette pensée de la différence radicale, du fossé ontologique comme on l’appelle, qui est la principale responsable d’une position spéciste privilégiant l’espèce humaine, très stigmatisante pour les autres espèces animales, justifiant leur exploitation infinie. C’est au nom de la différence radicale qu’on a pu et qu’on peut réifier les animaux. Il y a donc un enjeu éthique à penser les liens de continuité qui existent et à soulever les dimensions paradoxales d'un tel rapprochement. Ce que nous faisons avec Prim’Holstein.

EW : Je ne suis pas obsédée par l’idée de faire de l’être humain un animal comme les autres, même si nous avons écrit notre performance à partir de cette hypothèse. L’un des effets pervers de cette approche est en effet de nourrir une sorte de biologisme qui finit par annuler les explications dites culturelles. Nos comportements sont alors systématiquement rapportés à cette supposée animalité. Que l’être humain s’autorise à imposer aux animaux une exploitation à grande échelle pose pour moi une tout autre question, que je formulerais ainsi : À quoi sert exactement la distinction qui est faite entre l’humain et l’animal ? On voit bien qu’elle sert régulièrement à justifier cette exploitation. Et si continuité il y a, c’est dans la cruauté humaine qu’on la trouvera le plus sûrement. Dans certains cas, c’est le mauvais traitement infligé aux animaux qui permet de justifier celui imposé aux hommes. Le biais consiste alors à déchoir ces derniers de toute forme d’humanité, afin de pouvoir les traiter comme des animaux. C’est donc bien une cruauté proprement humaine qui est en jeu dans l’usage de cette distinction, avec ses effets de boucle destructeurs.

La notion d’animal semble être au cœur des questionnements liés à l’art contemporain. Pour vous est-ce moral d’exposer un animal qui n’a pas son mot à dire dans un musée ou une performance ? Pourquoi avoir choisi des écrans dans Prim’Holstein pour questionner « l’animal humain » ?

PA : Il ne me semble pas forcément immoral de collaborer avec un animal. Contrairement à un autre type de collaboration, ce lien n’est ni contractuel ni régi par le consentement mutuel. Je dirais qu’on peut travailler avec un animal à condition de ne pas lui nuire. Ce qui suppose d’établir qu’il ne souffre pas et ce qui pose déjà beaucoup de limites. Si l’on est en désaccord avec un traitement stigmatisant ou discriminatoire des animaux, l’enjeu est de ne pas reproduire ce même traitement pour le dénoncer. Il faut parvenir à déplacer quelque chose. J’ai mis mon chat Gertrude sur une scène lors d’une conférence Habiter, je la laissais aller et venir, elle a même quitté la scène pour rejoindre l’espace des spectateurs, je n’ai pas eu l’impression de lui imposer un mauvais traitement ! Se demander si tel ou tel type d’exposition ou « utilisation » peut nuire à l’animal est donc LA question à poser. Notamment dans le cas du cirque où la contrainte violente et la privation durable de la liberté de l’animal existent. Ce qui est aussi le cas dans les zoos. Sans parler du droit de tuer l’animal que certains s’arrogent. Pour notre part, originairement nous avions pensé exposer une vache Prim’Holstein, une vache de réforme destinée à l’abattoir, au Forum-1 du Centre Pompidou. Nous n’avons pas à proprement parlé choisi des écrans pour questionner « l’animal humain » mais décidé de proposer une lecture silencieuse et en commun, prenant la forme d’un texte projeté que nous avons écrit. Nous avons décidé de filmer des « visages » de vache pour questionner la porosité entre l’animal et l’humain. Si une vache a un visage, qui exprime des émotions et révèle sa vulnérabilité, qu’est-ce que cela déplace en nous ?

EW : Je dirais que la question d’avoir ou pas son mot à dire, outre qu’elle est un peu absurde en ce qui concerne les animaux - qui n’ont justement aucun mot à dire - devrait être pensée dans toutes ses implications. Je ne vois en effet aucune différence de traitement entre le fait d’exposer un animal sur une scène et celui de le promener en laisse ou de l’obliger à se coucher tandis qu’on dîne. Si la raison pour laquelle on trouve immoral d’exposer un animal est qu’il ne peut exprimer son consentement, alors c’est tout le rapport à l’animal domestique qui doit être remis en cause. Cela dit, pour être honnête, je n’irai pas militer contre la domestication des animaux. Notre texte met en perspective des questions et des renversements d’ordre moral, mais ce n’est pas un texte militant. Et s’il fallait dire nos positions respectives sur les conséquences qu’on doit en tirer, ce ne serait pas forcément les mêmes pour l’une et pour l’autre… Enfin, le choix des écrans dans Prim’Holstein n’a pas grand-chose à voir avec la condition animale. Il est né du désir d’inventer un dispositif de lecture collective, à partir du récit d’une performance qui ne pouvait pas avoir réellement lieu.

Qu’est-ce qui lie encore à vos yeux certaines œuvres et objets du Muséum au naturalisme ?

PA & EW :

Au museum du Havre, le lien au naturalisme se retrouve notamment dans cette façon de faire cohabiter pêle-mêle des ossements d’animaux, d’humains et des dessins d’indigènes du naturaliste et dessinateur Lesueur. Face à une telle cohabitation, parfois incongrue, nous allons inventer une visite, qui produira, on l’espère, quelques décalages.

Enfin vous nous amenez à réfléchir sur Le Syndrome du paysage. Pour cette performance, vous critiquez la mélancolie contemplative des visiteurs qui préfèrent regarder les paysages plutôt que les œuvres. Est-ce à dire que l’œuvre ne remplit plus aujourd’hui une fonction thérapeutique ou substitutive ? Est-ce inconvenant de mettre en parallèle du « syndrome du paysage », le « syndrome de Stendhal » et se faisant allonger la liste des diagnostics portés sur les œuvres ?

EW :

Nous ne critiquons pas cette mélancolie, nous en faisons un objet d’étude. Nous-mêmes nous nous laissons facilement happer par les belles vues qu’offrent certaines architectures muséales. Ce qui nous a alertées, c’est la manière dont les institutions culturelles mettent aujourd’hui en avant ce goût du paysage, au détriment d’un rapport vivant à la création. Nous faisons l’hypothèse un peu forcée que la contemplation de la nature - plaisir immédiat et peu coûteux - pourrait tout simplement remplacer l’art. Nous avons par ailleurs le sentiment d’être dans un monde où la nature redevient l’unique réponse aux questions sans réponse. Le syndrome du paysage est une invention, une sorte de fantaisie qui met en lumière les ambivalences de ce retour à l’ordre naturel. Cette fascination pour la nature n’a en effet rien d’inoffensif à nos yeux. Dans certains cas, elle peut être liée à des passions morbides. Pendant la seconde guerre mondiale, Hitler a passé la majeure partie de son temps dans un chalet où il avait fait installer une immense baie vitrée, donnant sur les montagnes environnantes. C’est en admirant des paysages grandioses que se prenaient les pires décisions.

PA :

il n’est pas du tout inconvenant de rapprocher ces deux syndromes. Nous connaissions l’existence de ce syndrome de Stendhal et il nous a plu d’en inventer un autre, lié à cette tendance commune à s’abîmer dans la contemplation du paysage. Le syndrome de Stendhal renvoie à cette émotion du sublime qui cause des effets durables et nuisibles sur la personne qui l’éprouve, comme si le fait d’éprouver trop de beauté était insupportable. Ici le syndrome du paysage désigne aussi une forme de rapt, où le désir de voir et de s’adonner à la contemplation l’emporterait sur tout. C’est davantage une fable critique de notre époque qu’un diagnostic porté sur les œuvres.

 

Prim'Hosltein va être publié aux Éditions Christophe Chomant à l'occasion des performances

 

Propos recueillis par Quentin Margne

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