PORTRAIT(S)
Emmanuel Noblet change de cap : il répare les vivants
Emmanuel Noblet a eu quarante ans en novembre 2015. Il en affiche dix de moins. Blouson de cuir noir, casque en main, cheveux ébouriffés, il attend dans un bar parisien devant un café allongé. Il sort d’un train. Revient d’un théâtre situé au nord de la France. Il repartira sans tarder pour une autre scène de l’hexagone. Depuis huit mois, la vie de l’acteur a changé de cap.
Par Joëlle Gayot
Le héros d’Avignon
Lui qu’on connaissait mal, ou peu, (la faute à des rôles trop maquillés, grimés et costumés) s’impose en juillet 2015 comme l’un des héros du Festival d’Avignon. En pleine torpeur estivale, alors que 1300 spectacles font de l’œil aux spectateurs, il surgit comme un diable des pierres ombrées de la Condition des Soies. A son actif, une création choc, inscrite à contrecourant des festivités ambiantes. Emmanuel Noblet interprète Réparer les vivants, adaptation signée par ses soins du roman de Maylis de Kerangal. Un « Seul en scène » où il assume tous les rôles, basculant de personnage en personnage dans un continuum d’une rare fluidité.
Du texte de la romancière, il garde l’os, étirant le fil ténu entre la mort et la vie au gré de séquences extraites du récit. D’abord le décès accidentel de Simon à l’âge de 19 ans, puis le tête à tête du médecin avec les parents effondrés pour envisager la possibilité du don d’organe, le désarroi de la fiancée, la course poursuite de l’équipe hospitalière qui maintient le cœur en état jusqu’à ce que, à des milliers de kilomètres, un corps se déclare prêt à la greffe, l’opération, le transport, l’opération encore… Tout ce qui fait l’urgence et l’absolu d’une expérience humaine traumatique est dans ce spectacle tendu par un rythme haletant et porté avec délicatesse par un comédien d’une extrême bienveillance.
Jackpot donc : la représentation conquiert le public et emballe les professionnels massés à la porte pour la programmer dans leur saison théâtrale.
C’est ainsi que la vie d’Emmanuel Noblet change de cap.
Un conte de fée
Au fond, l’histoire est aussi belle qu’un conte de fée où les grâces succèdent aux miracles.
Lorsque j’ai décidé de créer Réparer les vivants , explique Emmanuel Noblet, c’était la première fois en quinze ans que je n’avais plus de travail. J’étais dans un trou noir. Un jour, je lis le Monde et j’apprends la sortie du livre de Maylis de Kerangal. Je l’achète. A chaque page que je tourne, je me dis qu’il faut amener ça sur scène. En trois mois, j’avais écrit l’adaptation.
Nécessité fait loi. Le comédien qui sort d’une tournée de deux ans auprès de Catherine Hiégel, pour le Bourgeois Gentilhomme, s’engouffre dans le projet du « Seul en scène » : « je m’étais toujours dit que j’en ferai un. ». Il ne doute pas de sa bonne étoile, force le destin, provoque sa chance. Il veut jouer à Avignon à l’été 2015. N’en démord pas. En mars de la même année, il invite à la Maison de la Poésie, à Paris, les responsables avignonnais de la Condition des Soies. Ce jour-là, il apprend la mort de son éclairagiste. Puis une panne de courant plonge le lieu dans le noir. Puis la lumière revient, à l’heure dite. Signe du destin… Emmanuel Noblet est friand de ces hasards qui n’en sont pas et qui ponctuent son aventure, veillant sur elle (et lui) comme de malicieux anges gardiens. Le fait est que l’ex étudiant en études de droit public qui s’imaginait commissaire-priseur, juriste, prof de droit semble avoir constamment échappé aux destins en forme de leurre qui se proposaient devant lui.
On va vous abimer
C’est à Rouen que l’élève studieux pousse la porte d’un théâtre. A Rouen qu’un professeur d’art dramatique l’accueille en le tançant : « on va vous abimer, il le faut, le théâtre n’aime pas les gens lisses ». A Rouen qu’un ami l’incite à se lancer dans le café-théâtre ou les matchs d’impro. A Rouen qu’il réalise qu’il va devoir se connaître mieux, grandir, comprendre ce qu’il vient raconter sur un plateau s’il veut devenir un bon acteur.
Il fallait que la vie fasse son travail. J’ai eu une enfance catholique heureuse en province. Du coup, je n’étais pas intéressant en scène.
Il passe le Conservatoire parisien, le rate, tente le TNS, le rate. Atterrit finalement à Limoges, à l’école du Théâtre de l’Union où pendant trois ans, il va consommer du théâtre et (presque) le quitter pour assister sur ses tournages le réalisateur Xavier Durringer. Mais Corneille le ramène vers les plateaux. « Durringer, qui m’a fait tourner dans son film « La Conquête » et sa série « Scalp », me proposait de le suivre sur un tournage à Bangkok. J’ai préféré rester en France pour jouer un classique. J’avais un choix à faire, je l’ai fait. » Suivront Paris, la frénésie du spectateur qui chaque soir hante les salles, les emplois trop rares au cinéma et les rôles trop maquillés au théâtre. Emmanuel Noblet trace sa route de comédien, vaillant, patient, comme nombre de ses congénères. Il ne sait pas encore qu’elle va, en percutant celle de Simon mort à 19 ans dans un accident de surf, virer radicalement de bord.
L’incertitude du bonheur
Après le coup de poker avignonnais, l’acteur engrange 150 dates de représentation pour la saison à venir. C’est beaucoup, mais cela n’est rien en comparaison des deux années qui s’annoncent. Aujourd’hui programmé dans le festival Terres de paroles, il sera en septembre 2016 au Théâtre du Rond Point, près des Champs Elysées. Il est heureux. Ni fatigué ni las de raconter à un public de plus en plus nombreux l’histoire d’une mort qui a donné la vie.
Je n’ai pas fait ça par militantisme pour le don d’organe. Mais j’ai vécu des rencontres passionnantes. Avec des chirurgiens, avec des parents qui m’amènent des lettres écrites à la mort de leurs proches, des témoins d’une même expérience. La force de ce spectacle est de développer des émotions très intimes chez ceux qui viennent le voir. J’ai l’impression d’être porteur d’un truc qui me dépasse totalement.
Emmanuel Noblet assume. Avec Réparer les vivants, est venu le temps de la maturité. De la lucidité aussi. Il sait qu’il n’y a pas que la vie qui tient à un fil. Il y a le bonheur aussi : « L’incertitude du bonheur me bouleverse. Je sais désormais qu’on peut décider d’aller mieux, d’être dans l’attention aux autres, toute la société est faite de ça ». On ne saurait mieux dire. Sauf, peut-être, à convoquer le véritable père du titre choisi par Maylis de Kerangal. C’est Anton Tchekhov qui écrivait à la fin de sa pièce Platonov : « Qu’allons-nous faire maintenant ? Enterrer les morts. Et réparer les vivants. »
Joëlle Gayot