Entre Les Lignes

La revue littéraire du festival Terres de Paroles

Entretien(s)

ÉPOPÉE(S) INTIME(S)

Invisibles sous la lumière

Paru en 2014, salué par la critique et déjà traduit en plusieurs langues, le premier roman de la canadienne Carrie Snyder, vient de paraître aux Editions Gallimard.

Après avoir couru toute sa vie, Aganetha Smart, âgée de 104 ans, vit dans un hospice où elle ne quitte plus son fauteuil. Jusqu’au jour où deux inconnus, prétextant la réalisation d’un documentaire sur sa carrière sportive, lui proposent une excursion. Le temps du voyage Aganetha s’égare, revient sur les traces de sa jeunesse, ses amitiés, ses amours et sa passion pour la course qui la mena aux Jeux Olympiques de 1928. Invisible sous la lumière est le portrait bouleversant d’une femme passionnée, et à travers elle de toute une époque, traversée au pas de course.

Qu’est ce qui fait d’Aganetha Smart une héroïne ? Ce qu’elle a été ou ce qu’elle a fait ?

Je pense que les deux sont intrinsèquement liés. Les accomplissements d’Aganetha Smart, ce qu’elle a fait, ont fait d’elle ce qu’elle était. Sa manière très personnelle d’être au monde en fait un personnage inhabituel et admirable.

Les années 20 étaient un âge d’or ?

Au Canada, en tout cas, je crois que les années 20 ont été une sorte d’âge d’or. C’est l’époque où le pays a fait l’expérience de la croissance pour l’industrie, mais aussi pour ce qui concerne les libertés individuelles. C’était la décennie post Première Guerre mondiale, La grande guerre comme on l’appelait, la guerre qui devait arrêter toutes les guerres. Les gens étaient portés par un optimisme enthousiaste et par l’espoir d’un futur vraiment différent. La vie des jeunes femmes actives a profondément et rapidement changé à ce moment-là, elles avaient de meilleures opportunités professionnelles dans des usines, mais aussi la possibilité de rejoindre des équipes de sport et de pratiquer l’athlétisme. Cette décennie est aussi marquée par deux changements législatifs importants. En 1919, les femmes canadiennes ont eu le droit de vote aux élections fédérales et en 1929, un petit groupe de femmes canadiennes se sont battues pour être reconnues en tant que personnes par la Constitution canadienne.

Vous entretenez un blog que j’ai attentivement parcouru. L’écriture est-elle comme un exercice quotidien pour vous ? En avez-vous besoin ? Et même si vous n’êtes pas physiquement en train d’écrire, l’êtes-vous toujours dans votre tête ?

Très certainement, on peut dire que l’écriture est un exercice quotidien pour moi. Je ressens le besoin de le faire. Si je passe quelques jours totalement sans écrire, j’ai comme le sentiment de m’éloigner de moi-même. De me perdre. Par expérience, l’écriture est un acte physique, ce que je veux dire c’est que je dois passer par là, je ne peux pas écrire dans ma tête. Il m’est absolument nécessaire d’écrire les mots sur la feuille pour comprendre et parvenir à exprimer ce que je veux dire. L’écriture est ma façon à moi de donner un sens au monde, tant de l’intérieur que de l’extérieur.

Comme dans votre livre, la réalité, la vie de tous les jours, une certaine quotidienneté semble être très importante. La littérature a besoin de creuser loin dans la réalité pour être extraordinaire ?

Je ne suis pas vraiment en capacité de faire des généralités sur la littérature ; je sais juste que les petites choses de la vie quotidienne me fascinent et rien ne semble plus important : naissance, décès, relations, amour, émotions, alliances, instincts, rituels. Ce sont toutes les facettes de la réalité et qu’est-ce qui pourrait être encore plus intéressant à explorer, bien plus pertinent pour comprendre cette vie ou mettre le doigt sur la signification des vies humaines ? Ce sont des sujets extrêmement vastes, même si je les explore par des biais ordinaires. Je pense que la vie humaine est à la fois ordinaire et extraordinaire. Je ne peux séparer les deux.

La course est-elle semblable à l’écriture ?

Courir et écrire représentent deux activités très différentes, mais d’une façon étrange, ces deux activités ont le même impact sur moi. Quand je cours, mon esprit se vide entièrement. Quand j’écris, je vide mon esprit.

Socrate, Nietzsche, Murakami et bien d’autres ont établi un lien entre la marche, la course, l’écriture et le fait de penser et d’écrire… « En courant, en écrivant » d’une certaine manière, quel est votre ressenti de cette relation ?

Il y a quelque chose à propos du fait d’être en mouvement qui donne un sens de l’à-propos, une certaine aisance de l’esprit. Personnellement, je n’arrive jamais à d’importantes conclusions pendant une course ou une longue marche, même si j’emmène avec moi certains soucis en promenade. Ce qui se passe au contraire, c’est que mon esprit oublie le souci, le laisse s’en aller, trouve des ressources pour m’aider à ne plus y penser. Mon esprit se concentre, se rassemble dans la continuité du mouvement et de l’effort physique à produire. Ainsi, par la suite, une réponse peut m’apparaître, peut-être seulement parce que grâce à la course, j’ai pu avoir une vision sans peur de ce problème. Il me semble que l’esprit a besoin, désire ardemment qu’on le libère, qu’on le vide. Courir ou marcher est un moyen certain de création d’espace dans notre esprit.

Epique, votre livre est aussi, d’une certaine manière, très politique dans la manière dont vous abordez l’indépendance, la dépendance, le féminisme et le grand âge… Mais n’est-ce pas par l’amour que vous diffusez partout, à chaque page, horizontalement et verticalement, qui rend cet ouvrage finalement si politique ?

Lors de son écriture, je n’ai pas cherché à avoir une parole politique. La première voix que j’ai entendue, alors que je commençais à trouver mon chemin dans l’histoire, a été celle d’une femme âgée qui tenait à me dire quelque chose. Elle ne voulait pas être oubliée. Je savais que je voulais écrire à propos d’un athlète, de préférence un coureur de fond, mais alors que je faisais des recherches sur le sujet, j’ai réalisé que la course de fond n’a pas été autorisée aux femmes jusque dans les années 70, et même à cette époque-là, elles ont du se battre pour être acceptées. J’ai ensuite découvert cette histoire, celle des Jeux olympiques de 1928, les premiers jeux auxquels des femmes athlètes ont été invitées à concourir lors de certaines épreuves, le 800 mètres notamment. Ce n’était pas une très longue distance mais suffisante pour mon objectif, bien que déjà considérée trop longue pour une femme. Après cet événement, les femmes ont été interdites de 800 mètres jusqu’en 1960… Imaginez donc ! J’ai alors décidé que cette dame âgée avait couru cette course et que son histoire serait faite de triomphe et de déception. J’étais principalement intéressé par sa personnalité. Qui est-elle ? Quelles sont ses valeurs ?  Comment s’exprime-t-elle ? Je n’avais donc pas en tête une quelconque revendication politique, je pensais essentiellement à construire l’histoire de cet individu-là.

Je souhaitais que ce livre mette en lumière un sujet souvent ignoré : les femmes sportives, les femmes en tant que concurrentes, je ne voulais pas qu’il soit un traité ou fasse la morale. J’ai adoré Aganetha pour son excentricité et malgré ses défauts, j’espère que les lecteurs l’apprécieront aussi. Au final, elle aime profondément, même si elle l’exprime d’une façon non conventionnelle. Alors oui, ce livre est une histoire d’amour !

Hervé Pons Belnoue

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