Entretien(s)
Le portrait en question
Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie habilité à diriger des recherches, membre de l’Académie des technologies, chercheur associé à l’Université Paris VII Denis Diderot (CRPMS). Il a réalisé la première thèse sous la forme d’une bande dessinée (1975), puis découvert le secret de la famille de Hergé uniquement à partir de la lecture des albums de Tintin (1983). Il a imaginé en 2007 les repères « 3-6-9-12, pour apprivoiser les écrans », et l’activité théâtrale appelée « Jeu des Trois Figures » pour développer l’empathie et lutter contre la violence. Il a créé en 2012, en lien avec le MEDDE, le site « memoiresdescatastrophes.org, la mémoire de chacun au service de la résilience de tous ».
Par Hervé Pons Belnoue
Quelle question pose le portrait ?
Il pose avec une acuité particulière une question qui concerne l’ensemble de nos relations aux images. Sont-elles seulement des représentations, ou bien certaines d’entre elles n’auraient elles pas le pouvoir de rendre réellement présent ce qui y est figuré, et de contenir un peu de sa réalité ? Il est impossible d’échapper à cette question quand nous sommes face à un portait. Regarder un portrait, et plus encore un portrait de face qui nous regarde, c’est être forcement confronté au regard que porte sur nous le personnage représenté. Les fantômes apparaissent d’ailleurs souvent à travers les tableaux qui les représentent, et cela reste vrai dans les aventures de Harry Potter. La représentation d’un personnage est censée pouvoir bien mieux retenir quelque chose de lui que les objets qui lui ont appartenu ou que la maison qu’il a habité. L’idée que la galerie des ancêtres nous regarderait, que nous serions soumis à leurs regards à travers leurs portraits, parcourt toute notre culture. C’est aussi la logique du masque. On sait bien qu’un masque est un masque mais on ne peut pas s’empêcher de lui attribuer des intentions. Le portait est lui aussi au cœur de cette question. On a beau nous dire qu’une image n’est qu’une représentation, on ne peux pas s’empêcher de penser que dans un portait il y aurait un peu de la réalité de celui qu’il représente.
Le portait nous confronte alors à la thématique du double ?
L’existence du portrait comme double, et pas seulement comme image, est un cas particulier de la question de la présence réelle du figuré dans son image que je viens d’évoquer. Mais c’est en effet avec la figuration humaine que nous avons le plus de difficulté à maintenir l’image dans un statut de représentation. D’ailleurs, l’image de l’empereur était utilisée dans l’empire romain pour imposer sa présence. Ses sujets devaient les mêmes attentions à ses images qu’à lui-même. Nous ne sommes pas loin de l’idée qu’il puisse y avoir un peu de lui dans chacune des statues qui le représentent.
Notre culture chrétienne s’est employée dès l’origine à chasser cette conviction, mais comme il est impossible de l’exclure totalement de l’esprit humain, le christianisme a essayé de la cantonner à un seul domaine en l’excluant de tous les autres. Pour le christianisme, ou plutôt pour le catholicisme puisque le protestantisme a voulu rompre avec ce choix, toutes les images seraient des signes et seulement des signes, tandis que la présence réelle du représenté dans sa représentation se limiterait à l’hostie consacrée. Seule cette image incarnerait pour de vrai ce qu’elle représente, à savoir le corps du Christ. Mais l’effort demandé par le christianisme de ne voir dans toutes les images, aussi bien religieuses que profanes, que des représentations, s’est toujours opposé à une pente naturelle de l’esprit humain à penser que les images contiendraient en réalité quelque chose de ce qu’elles représentent. Ce sont ces pouvoirs des images que j’ai formalisées en 1995, dans mon livre Psychanalyse de l’image, des premiers traits au virtuel, sous le nom de « pouvoirs d’enveloppement » et de « pouvoirs de transformation », en montrant leur articulation avec les pouvoirs de signification. Et ce n’est finalement ni la religion chrétienne, ni la sémiologie qui lui a emboîté le pas (en prétendant réduire toutes les images à des signes) qui ont fait évoluer la situation. C’est la photographie ! Ou plutôt l’extraordinaire généralisation de la photographie permise d’abord par des appareils argentiques de plus en plus simples d’usage, puis par l’invention du numérique. Plus les images de chacun se multipliaient, et moins il devenait possible de penser que chacune d’entre elles pourrait contenir en réalité quelque chose de ce qui y était représenté.
La photographie a été une vraie rupture ?
Oui. D’abord une rupture démocratique. Avant elle, seuls les nobles et les riches bourgeois pouvaient se faire portraiturés. Le portait était une manière d’affirmer une condition supérieure. Avec l’invention de la photographie et notamment les portraits d’Auguste Sander, le peuple est photographié. L’identité de chacun est valorisée et elle ne l’est pas uniquement sur le modèle noble ou bourgeois. Mais surtout, avec la photographie, faire le portrait de quelqu’un est devenu une pratique populaire.
Le portait comme une métaphore du sujet…
Il est en réalité bien plus qu’une métaphore, il est une véritable incarnation capable même d’entrer en concurrence avec l’original. C’est l’histoire de Balzac qui ne voulait pas se faire photographier car il pensait que chaque cliché lui volait un petit peu de lui-même…
Si on veut placer la question du portrait dans l’époque actuelle, il faut parler du débat autour des caricatures du prophète. Face a la colère d’une partie du monde musulman, la réponse de beaucoup d’intellectuels occidentaux a été très condescendante. Elle a consisté à dire : « Vous faites erreur, les images ne sont que de simples représentations, pourquoi ne voulez-vous pas le comprendre ». Mais je pense que c’est nous qui devrions comprendre que dans l’histoire de l’humanité, et dans l’esprit de tout être humain, il y a toujours eu autour des images deux postures fondamentalement opposées, et en même temps complémentaires, un peu comme nous avons un cerveau émotionnel et un cerveau cognitif. D’un côté, nous voulons croire, tout au moins en Occident, que les images sont de simples signes, mais d’un autre côté, nous sommes toujours enclins à penser qu’elles contiendraient un peu de ce qu’elles représentent. La preuve en est que si j’ai sur moi une photo de ma femme et que quelqu’un me la vole et crache sur elle, je ne pourrai pas m’empêcher de penser que c’est une agression tournée contre mon épouse alors que ce n’est, en réalité, qu’une agression tournée vers un bout de papier.
J’insiste beaucoup sur ces deux relations parallèles que nous avons avec les images car, en Occident, nous n’avons donné droit au discours qu’à l’une des deux, l’image comme signe. Mais si nous voulons comprendre la relation complexe est fondamentalement ambivalente que nous avons avec les images, il est capital de reconnaître la complexité des pouvoirs que nous avons tendance à leur prêter. Pouvoirs qui sont, je le répète, à la fois de contenance et de transformation.
D’ailleurs, l’invention des reliques a correspondu au désir de donner un fondement réel à la conviction constamment mobilisée chez les fidèles que la représentation d’un saint pourrait contenir en réalité quelque chose de lui. Lorsque le portrait peint de Saint François est transformé en relique parce qu’on y a enfermé un cheveu ou un bout d’os du saint, il cesse d’être un simple portrait. L’image devient objectivement « contenante » du saint - ou tout au moins d’une partie de lui assimilée à sa totalité - et plus seulement subjectivement. Il devient alors légitime d’accorder à un tel portrait peint la dévotion que nous attribuerions au saint lui-même, et de lui prêter les mêmes pouvoirs de transformation sur les fidèles. La relique et une représentation qui contient et qui transforme en réalité. Ce n’est plus seulement un signe.
Et aujourd’hui ne nous sommes toujours pas affranchis de cette idée ?
Je trouve intéressant qu’avec le robots on re-légitime une illusion dont tout l’occident a cherché à se libérer. Depuis le IX ème siècle et la fameuse querelle des iconoclastes, toute notre culture occidentale vise à nous convaincre qu’une image n’est qu’une représentation et que ceux qui penseraient qu’elle contiendrait un peu de la réalité de ce qui y est représenté seraient des attardés mentaux. Mais quand nous aurons un robot qui aura non seulement l’apparence d’un proche décédé, mais aussi ses intonations, ses habitudes et ses comportements il nous sera très difficile de nous empêcher de penser que ce robot contienne en réalité quelque chose du proche qu’il représente. Nous retrouverons alors la face cachée de nos relations aux images. Mais il est inutile d’attendre ce jour là pour la découvrir !
Le portrait ne peut il pas être une mise à distance de l’autre, du sujet ? Si j’emmène le portrait de ma femme avec moi il y a une distance qui permet la rêverie, l’évocation, alors que si l’on crée un robot avec lequel on interagit, il n’y a plus de rêverie possible…
Je ne sais pas trop. Attendons les robots… Pour moi, en tout cas, nous désirons constamment qu’il y ait quelque chose de la réalité de la personne représentée dans le portrait. Et je suis convaincu que la relation que nous aurons avec des robots à l’effigie de nos disparus en apportera la preuve. Ce désir a porté toute la création picturale, il porte maintenant la création numérique.
Et l’autoportrait ?
Faire un autoportrait, c’est toujours vouloir découvrir quelque chose de soi. C’est une tentative de ressaisir son identité lorsqu’on a l’impression qu’elle fout le camp. Une manière de vouloir réunifier les différentes parties de soi en une image, dont on a alors l’impression qu’elle contient ce qui nous échappe. C’est pourquoi notre relation à un portrait qui nous ressemble est toujours ambivalente. C’est l’histoire de Dorian Gray. Le portrait qui vieillit à la place de son original comme si l’image et son modèle avait échangé quelque chose l’un de l’autre au moment où la représentation a été fabriquée.
Cela est d’autant plus important que nous sommes toujours morcelé dans le regard des autres. Et c’est pourquoi nous sommes tellement tentés de vouloir nous unifier à travers un autoportrait. C’est ce désir qui pousse aujourd’hui autant d’adolescents à se « selfiser ». Ils ne savent pas trop qui ils sont, entre une enfance qu’ils sont en train d’abandonner est un âge adulte dans lequel ils ne sont pas encore entrés.
Mais il y a encore autre chose qui est en jeu pour eux. Ils ont besoin de se créer leurs propres images, de se construire leur propre discours auto narratif à partir duquel ils pourront se lancer dans l’aventure adulte. Et pour cela, ils doivent commencer par s’affranchir des images que leurs parents leur ont imposé d’eux. C’est pourquoi ils font des selfies dans les postures, les vêtements ou les attitudes qui peuvent le plus déplaire à leurs parents. Pas tant pour les embêter que pour se réapproprier une image personnelle d’eux en rupture avec les innombrables images que leurs parents ont voulu leurs imposer à chaque âge.
Il n’y a pas que les adolescents désormais qui prennent des selfies
Oui mais à l’adolescence le selfie est une rupture avec les représentations parentales. Alors que, tout le restant de la vie, c’est une manière de se mettre en accord avec l’idéologie ambiante. A l’époque où l’appartenance était groupale il y avait les portraits à l’école, au régiment, au bureau … toujours dans le groupe. Quand la famille a été valorisée, il y a eu le portrait en famille. Aujourd’hui, dans un culture individualiste, c’est le selfie qui domine.
Contrairement à ce que vous disiez pour le peintre et son autoportrait, à savoir se rassembler, y aurait-il aujourd’hui comme un éclatement de l’image ?
Oui, mais en même temps, aujourd’hui, les photographies ne sont plus faites pour être regardées par soi, mais par les autres. C’est la pratique du Snapchat par exemple qui permet de ne voir une photo que le temps de quelques secondes. La photo devient éphémère. Faire constamment des selfies différents et les envoyer par Snapchat participent de la même conviction, celle que tout est éphémère : mon identité, mon métier, mon couple, ma famille, mes vêtements… En même temps, bien sûr, de telles pratiques augmentent le caractère éphémère de toute chose. Mais il en a toujours été ainsi. Les œuvres d’art accompagnent l’évolution de la culture, mais elles en sont en même temps un formidable accélérateur.
En fait, la grande nouveauté, avec le selfie, c’est que le portrait n’a plus pour vocation de témoigner d’une identité, mais d’une présence. Tout selfie que nous recevons nous dit : « Je suis ici, loin de toi, mais je pense à toi, et la preuve en est que je t’envoie cette image. » Il est essentiel que le selfie soit envoyé « à chaud », au moment même où il est fait, idéalement à la seconde même où j’appuie sur le déclencheur. S’il est si important que l’image m’arrive au moment ou elle est faite, c’est justement pour qu’elle témoigne d’une présence réelle et qu’elle ne soit pas seulement la représentation d’un « ça a été », comme l’était la photographie argentique. Les selfies prétendent être autant du côté de l’incarnation que du signe, et à ce titre, ils tentent de renouveler la performance réalisée par la relique au Moyen Âge : être un compromis réussi entre l’image comme signe et l’image comme présence réelle du sujet représenté.
Les possibilités technologiques changent, mais les désirs humains restent incroyablement stables. Et le désir principal, avec l’image, et notamment avec le portrait, c’est qu’il incarne l’absent, et ne fasse pas seulement signe de lui.
Que pourrait on dire alors du désir de l’être humain de se « portraitiser », de la peinture au selfie ?
C’est le désir d’être au monde pour autrui, y compris pour soi envisagé comme un autre. Je me photographie et je me portraiture comme je me touche. Dans tous les cas, je suis confronté à l’incroyable dédoublement qui permet à chaque être humain d’être à la fois celui qui regarde et celui qui se regarde en train de regarder.
Hervé Pons Belnoue