C’est vrai qu’il m’arrive d’écrire aussi, ça a commencé après cette histoire dont j’ai parlé au début. Je discutais avec cette fille sur le web, je ne l’avais pas encore rencontrée « en vrai » que j’en étais tombé amoureux, me disant que c’était la providence qui frappait à ma porte, qu’il ne pouvait en être autrement, il fallait que je devienne un homme — mon père me le répétait souvent — et j’allais très probablement avoir une copine, pour la première fois de ma vie, c’était certain !
Texte(s)
FEMINA EX MACHINA
Une critique de Celle que vous croyez - Camille Laurens
Par Mattias Guittari
Je me morfondais dans ma chambre depuis des mois j’étais seul profondément seul jusque tard dans la nuit devant l’ordi allumé je n’avais envie de rien j’avais arrêté d’aller en cours mon père m’avait forcé à faire des études de psycho je m’étais résigné je ne sortais plus mes amis m’avaient lâché vous vous rendez compte j’étais dépressif à même pas dix- neuf ans et mon penchant pour la bouteille s’aggravait putain la vie était tellement fade à quoi ça rimait putain et puis elle est apparue elle oui celle dont j’avais tant rêvé dans ma solitude des cavernes celle qui me faisait fantasmer sous mes draps sales et elle était belle belle belle c’est ce que je me suis dit en regardant sa photo de profil elle n’en avait qu’une d’ailleurs elle était blonde et bien foutue elle avait du style elle était complètement mon genre mais je me demande est-ce qu’on peut tomber amoureux d’une personne comme ça sans jamais la voir IRL j’étais désespéré elle était venue me parler pour me dire qu’elle m’avait aperçu à la fac qu’elle m’avait trouvé sur le réseau après bien des recherches alors oui je crois bien que je suis tombé amoureux d’elle à ce moment-là dites-moi est-ce qu’il est possible de tomber amoureux d’une image je veux dire est-ce que c’est réellement possible ?
Je m’emballe un peu, excusez-moi.
Si je vous parle de tout ça, c’est parce que j’ai lu votre livre, j’y ai trouvé un écho, quelque chose de fort qui me ramène à ma propre vie. Pour être honnête, j’étais un peu réticent à l’idée de lire votre roman, vous savez, la littérature française aujourd’hui, j’ai la sensation qu’elle tourne en rond, une affaire d’adultère par-ci, un amour destructeur par-là, une enfance difficile ici, avec toujours cette même peinture contemporaine de notre réalité, et c’est encore pire dans ce que j’appelle les « autofictions contemplatives », vous savez, quand l’auteur nous parle de lui, lui et l’écriture, lui et la vie, lui et tout ça. Lui ou elle hein. Oui, oui, je fais une généralisation grotesque, c’est vrai que je ne suis pas allé cherché très loin, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. Tenez, j’ai lu récemment le roman de Beigbeder, sur Salinger, vous l’avez lu ? Ben voilà, après une belle histoire, prenante, bien racontée, le mec peut pas s’empêcher d’intervenir lui et son ego salut c’est moi l’auteur vous avez vu j’ai plein de points communs avec mon personnage ça a vraiment tout gâché cette intrusion autobiographique à la fin du livre était ridicule !
Ah, vous trouvez que je fais la même chose ? Bon.
Oui, je suis en colère, mais j’y peux rien, j’ai l’impression de trop vivre dans le réel, la ville, la société, la routine, tout ça, alors quand j’ouvre un livre, pour m’évader, oui, m’évader c’est le mot, je n’ai pas envie qu’on me ramène à mon quotidien, je n’ai pas envie de lire que tel personnage se connecte à FACEBOOK ou TWITTER ou MEETIC, je peux pas, je sature, et votre livre, c’est exactement ça, c’est le réel de 2016, une réflexion sur le culte du paraître au temps des réseaux sociaux, sur la place de la femme dans une société ultra-connectée, la nôtre, et pourtant, oui, je dois bien l’avouer, j’ai aimé votre livre, je l’ai lu d’une traite, c’était prenant, vous réfléchissez avec finesse sur les liens qu’entretiennent fiction et réalité dans la littérature et vous n’êtes pas tombée dans l’écueil de l’autofiction narcissique, et puis, cette écriture de l’oralité en première partie, ça m’a rappelé la voix de Holden Caulfield, et ça m’a donné envie d’écrire ce texte avec le même procédé.
C’est vrai qu’il m’arrive d’écrire aussi, ça a commencé après cette histoire dont j’ai parlé au début. Je discutais avec cette fille sur le web, je ne l’avais pas encore rencontrée « en vrai » que j’en étais tombé amoureux, me disant que c’était la providence qui frappait à ma porte, qu’il ne pouvait en être autrement, il fallait que je devienne un homme — mon père me le répétait souvent — et j’allais très probablement avoir une copine, pour la première fois de ma vie, c’était certain ! J’allais de nouveau en cours et j’étais heureux, jusqu’au jour où la fille — elle s’appelait Claire — a disparu du réseau sans me donner de nouvelles. C’est une drôle de coïncidence, ce prénom, vous trouvez ? Et puis, c’est comme si cette Claire, qui n’avait pas osé supprimer son compte dans votre roman, l’avait fait dans ma vie.
Étrange.
En tout cas je ne l’ai jamais croisée à la fac, elle s’était volatilisée. Je suis retombé en dépression, je ne me suis pas écrasé contre un arbre à cent-cinquante à l’heure, non, bien que j’en étais pas loin, mais ce qui m’a sauvé, c’est un livre que m’avait offert mon père pour mes dix-huit ans, je ne l’avais jamais lu mais je l’avais gardé comme on garde un cadeau. Il s’agissait de l’Attrape-coeur de Salinger. Je l’ai lu et relu, ça m’a libéré, oui, comme une thérapie, je me suis remis en mouvement, j’ai oublié cette fille, j’ai lu d’autres livres et c’est là que j’ai commencé à écrire.
J’écris un roman en ce moment d’ailleurs, je pourrais vous le faire lire si ça vous intéresse — c’est une aventure interstellaire, aucun rapport avec la Terre ou quoi, une fantaisie totale.
J’ai noté une phrase dans votre livre : « Je ne vis pas pour écrire, j’écris pour survivre à la vie. Je me sauve. Se faire un roman, c’est bâtir un asile ». C’est dingue, j’aurais voulu écrire ça. Un asile ou un château, une forteresse, un endroit isolé du reste du monde. Un refuge, c’est ça. C’est assez beau.
Je devrais peut-être arrêter de parler (ou d’écrire ?). Il me reste un peu de temps ? Ok.
À un moment, vous parlez d’un « objet artificiellement créé », quand vous évoquez l’avatar de Claire Millecam, hé bien, j’avoue avoir créé un avatar, moi aussi, j’ai même inventé une histoire, il le fallait, j’avais besoin d’une matière pour écrire ce papier, tout ça n’a pas eu lieu, enfin, je veux dire que ça ne s’est pas passé comme ça dans la réalité, j’imagine que c’est la même chose dans votre roman, à un degré supérieur bien sûr, ce
tournoiement des identités virtuelles, Claire Millecam devient Claire Antunès puis Camille Morand et Chris — Christophe, photographe qui devient Chris — Christian, vidéaste à la fin du livre, toutes ces personnalités, probablement inspirées de personnes réelles (et de vous- même) se mélangent dans le fleuve nébuleux d’une fiction à quatre voix — quatre récits (cinq avec l’extrait de roman de Claire Millecam) qui s’interpénètrent et se répondent dans un jeu de miroirs déformants, brouillant ainsi la frontière entre fiction et réalité — Celle que vous croyez est pour moi un roman cauchemardesque, presque dickien : la réalité n’est pas celle que vous croyez, non, elle est ailleurs. Insaisissable.
Merci. Je viendrai à votre atelier d’écriture si j’y pense. Merci.
Au revoir.
Celle que vous croyez - Camille Laurens - Paru le 5 janvier 2016 - Gallimard (NRF)
Mattias Guittari