J'ai cliqué sur l'enveloppe et je n'ai rien trouvé de mieux à faire qu'une mauvaise blague : « c'est amusant, Isabelle, en vous envoyant un message sur Facebook, moi aussi je ferai partie de vos gens dans l'enveloppe [...] Mais parlons plutôt de vous. »
J'ai cliqué sur l'enveloppe
Il y a deux jours, alors que je venais de me plonger dans son roman, j'ai ajouté Isabelle Monnin sur Facebook. Elle m'a acceptée. J'ai cliqué sur l'enveloppe, l'icône qui permet d'envoyer un message privé à quelqu'un, afin de lui parler de ce que j'avais ressenti à la lecture de son roman et de son enquête. Je veux dire, lui parler longuement ; il n'était pas question que je me contente « d'adorer ce que vous faites, madame, je suis fan, je ne sais pas quoi vous dire d'autre mais je tiens à ce que vous sachiez que même si je ne suis qu'une lectrice parmi d'autres, à cet instant c'est à moi que vous vous intéressez, etc... ». Je ne voulais pas me réduire à ça, car vous savez, lorsque vous aimez écrire et que des auteurs se postent devant vous, vous jouez la carte de la prétention et vous leur parlez d'égal à égal, sans vous demander combien de barreaux, d'échelle ou de cellule, vous séparent de leur cheville.
J'ai cliqué sur l'enveloppe et je n'ai rien trouvé de mieux à faire qu'une mauvaise blague : « c'est amusant, Isabelle, en vous envoyant un message sur Facebook, moi aussi je ferai partie de vos gens dans l'enveloppe [...] Mais parlons plutôt de vous. »
J'ai donc commencé à lire ce qu'elle avait à raconter. Je me suis mise à lui reprocher tout un tas de choses. Juste pour la tester – non pas que je n'en pensais pas un mot, mais, du peu que je savais d'elle, elle avait de la suite dans les idées et savait y mettre les formes.
PARTIE I L'après-entations
1) Dans la première partie du roman, la narration est à la première personne. Le personnage qui s'exprime s'appelle Laurence, elle a huit ans, et elle vous a été inspirée des photos de fillette trouvées dans une enveloppe de photos de famille dont vous ne connaissiez pas les propriétaires.
Or, pour lui permettre de s'exprimer, il vous fallait vous mettre à la place d'une enfant, et voilà mon problème, Isabelle : j'ai du mal à y croire. Je veux bien que cette enfant soit intelligente et que sa précocité se lise dans ses yeux, mais je suis irritée par l'artificialité de son expression. Ca me rappelle ces films ou ces publicités dans lesquelles doit apparaître un dessin d'enfant, mais sans que l'on
sache pour quelle raison, c'est à un adulte qu'on a fait faire ce dessin, et ça se voit...
Effectivement, se mettre à la place d'un enfant est un travail beaucoup plus difficile qu'on ne pourrait le penser, et ce pour plusieurs raisons.
Oublier ce que l'on sait faire n'est pas si évident. Quel grand comédien il faut être pour jouer mal volontairement, et rendre le public crédule tout en lui laissant savoir, au final, que l'on faisait semblant... C'est le paradoxe du personnage moins talentueux, ou du moins, moins expérimenté que son créateur : cela n'a rien de péjoratif lorsqu'il s'agit d'un enfant (qui a encore tout une vie de progrès qui l'attend), mais si le personnage est débutant dans un domaine (que ce soit l'écriture de fiction, le dessin ou la composition de chanson pour adolescents), alors l'auteur doit s'« abaisser » au niveau de cette catégorie de personnages qu'il essaie d'imiter. Cela nécessite une certaine justesse. Qui peut intéresser le lectorat en écrivant comme un enfant de huit ans, si ce n'est un véritable enfant qui le charme ? Quel travail pointu que d'être un enfant qui écrit bien, quand on est un adulte !
C'est tout l'intérêt des photos : on croit au personnage car, à la vue de photos, on a l'impression de savoir qu'il existe. Les photos leur confèrent une dimension de réalité qui pourrait soutenir n'importe quelle histoire vraisemblable qui leur serait fidèle. Fidèle aux photos, pas à la famille dont on ne sait rien : toute fiction construite autour de photos peut fonctionner dès lors qu'elle ne contient pas de non- sens. Pourtant, on ne peut se contenter de donner des photos aux lecteurs, de lui affirmer que les personnages viennent de là, et attendre d'eux qu'ils en soient si satisfaits qu'ils en oublieraient l'écriture. La vraisemblance, dans un texte censé être écrit par un enfant, implique une injection de maladresses, qui pour autant ne peuvent se permettre d'être dérangeantes : le dérangeant n'est légitime que lorsqu'il a pour but d'instaurer un malaise.
Or, ici, ce n'est pas l'intention : cette petite Laurence, il fallait vouloir l'adopter. C'est l'effet qu'elle vous fait lorsque vous voyez cette petite bouille pas très souriante, dont la mère est absente et dont le manque est flagrant. La petite ne fréquente pratiquement que des personnes âgées et l'écriture narrative lui permet de lancer un appel au secours qui, sans qu'elle en soit consciente, est susceptible d'être entendu par un lectorat adulte et sensible aux souffrances infantiles.
Pour ce qui est des calligrammes, c'est déjà moins complexe. Tout le monde sait faire un calligramme, et ceux que l'on fait enfants ne sont pas bien différents de ce que l'on peut faire vingt ans plus tard. C'est un art qui évolue moins vite que celui de la narration. La seule difficulté consiste à imiter l'écriture hésistante d'un CP, mais si vous tenez mal votre stylo, vous vous en approcherez beaucoup ! Vous savez,
toute chose qui semble a priori aisée à faire saurait confronter l'un ou l'autre être humain à ses incapacités...
Ce n'est qu'une parenthèse pour dire que faire un dessin avec des mots est plus évident que de faire dire des belles phrases à une poupette qui, plus jeune de deux ans, tenait son stylo droit dans son poing fermé et appuyait sur la feuille sans penser à la maintenir de l'autre main.
Mais il aurait été absurde de glisser des explications à une vraie fillette, de la laisser s'imprégner des émotions soufflées et de prêter ses tournures de phrases à la petite Laurence, n'est-ce pas ! Tout le travail d'un auteur consiste à s'envelopper dans ces personnages qui ne lui ressemblent pas...
Peut-être aurait-il fallu faire croire dès le début que l'histoire était vraie, puis tout révéler dans le second livre, celui de l'enquête... Mais pourquoi décevoir les lecteurs ? Lire un roman, quand on a acheté une biographie, c'est un désappointement qui n'est pas nécessaire. Assumer la démarche, au contraire, cela peut-être admis comme la revendication d'un travail original, et c'est faire un cadeau au lecteur que de lui laisser le choix de connaître l'histoire vraie (le deuxième livre) ou non.
2) Pourquoi des changements de style tout au long du roman ?
La promotion du livre devait être articulée autour du concept de roman écrit d'après des photos représentant des gens dont on ne sait rien. Si ces photos ne composaient pas la couverture du livre, les lecteurs s'y intéresseraient moins. Lire le livre après en avoir entendu parler impliquait donc d'être encore plus conscients de la dimension fictive de l'histoire puisque s'il n'y avait pas de photos, cette histoire et ses personnages n'existeraient pas.
Paradoxalement, c'est donc l'authenticité des photos qui creuse l'écart entre réalité et fiction et il fallait ruser pour faire oublier aux lecteurs, plus encore que dans un roman traditionnel, que tout était inventé. Il fallait qu'ils se fassent croire à eux- mêmes que le premier livre était raconté par quelqu'un apparaissant sur les photos, quelqu'un qui aurait réellement vécu ces histoires. Le lecteur sait que la vérité est à la fin de l'ouvrage donc, par contraste, il ne parvient pas à oublier que la première partie n'est pas véridique. Tout l'enjeu des écritures multiples était de manipuler le lecteur. La lettre au « je » qui ouvre la première partie du roman, est la ruse de base : en tant que lecteur, on n'a pas le cœur à refuser de croire un enfant malheureux. On culpabiliserait. On préfère l'admirer, cette petite fille forte qui se réfugie derrière ses mécanos de mots. C'est la raison pour laquelle il me semble judicieux que la petite Laurence narre presque comme un adulte : elle a souffert et a grandi trop vite. Elle
joue le rôle de l'adulte pour compenser l'obsession de l'absence de sa maman, qui la maintient dans l'enfance et l'empêche de dissocier la notion d'enfance de celle de manque à combler absolument, au point de se faire des amis d'objets comme le téléphone et de leur donner des noms. Elle fait presque pitié et c'est ainsi qu'on s'y attache.
Pour en revenir à l'écriture de Laurence, elle n'utilise pas de guillemets pour citer ses proches. Leurs paroles sont insérées directement dans ses phrases : ça les rapproche d'elle. Elle fait tomber les barrières comme elle peut. Elle est personnage relatant plutôt que narratrice.
Or, si on la croit elle, on croira aux personnes qu'elle cite. Une fois que le lectorat a accepté de la croire, le lectorat est plus ou moins acquis, et il devient alors possible de reprendre une narration typique, à la troisième personne, afin de raconter la nouvelle vie de Michelle, la mère disparue de Laurence, sans trop se plonger dans l'intériorité de cette femme qui a abandonné sa fille : le lecteur a alors la sensation de ne pas en savoir assez et a soif d'en connaître plus ; ainsi reste-t-il enveloppé dans l'empathie qu'il éprouve vis-à-vis de Laurence.
Cette empathie qui a traversé les deux premières parties du roman s'empare aussi de la troisière et dernière partie : on retrouve Laurence, dix-huit ans à présent, qui écrit des lettres à sa grand-mère depuis l'Argentine, où elle est partie pour retrouver sa mère. Ces courriers sont entrecoupés de courtes narrations externes racontant le laisser aller et le suicide de la vieille dame. Cette alternance des styles et des aventures permet le renouvellement perpétuel de l'empathie : le lecteur s'inquiète pour la grand-mère et attend avec imptience que Laurence retrouve sa mère. Le rythme est saccadé, ce qui permet de dépasser la mélancolie ambiante et de rendre les émotions fortes – un climax qui retombe lorsque la grand-mère s'éteint – on en oublierait presque que Michelle n'a pas été retrouvée.
Tout cela est très stratégique. Les formes, les mots, il faut être stratège pour faire un bon romancier. On n'est jamais sûr d'y arriver, mais l'essentiel est d'être consciencieux. C'est cette volonté qui compte, peut-être plus encore que le résultat. Le voyage plutôt que la destination. Quel élève n'a jamais pleuré en s'entendant dire qu'il n'avait pas travaillé, alors qu'il savait très bien que tout n'était dû qu'à la difficulté de la tâche à accomplir ?
Ecrire une fiction est difficile car les possibilités sont indénombrables, ce qui crée une insatisfaction permanente. C'est pourquoi il fallait décider de ne plus toucher au roman après avoir commencé l'enquête : l'histoire serait devenue une biographie romancée. C'aurait été trahir le projet de départ, et trahir le désir d'anonymat de la véritable famille.
3) Mais n'était-ce pas paradoxal, que de vouloir leur être fidèle avant de connaître leur histoire ? Ecrire cette fiction, n'était-ce pas la plus grande des trahisons ? L'idée est originale, et c'est ce que voient la plupart des lecteurs : ce qu'ils oublient, c'est que les personnages sans visage, eux, ne mentent sur personne...
PARTIE II
Bien que cet entretien soit fictif, il demeure vraisemblable qu'Isabelle Monnin raconte les choses de cette manière. J'ai vu une interview, c'est peu, peu comme des photos ; c'est visuel, ça a des choses à dire, mais ça ne donne qu'un aperçu de la personne. Un fond historique qui rend potentielle une aventure basée sur les mêmes faits. Je me suis privée d'archéologie audiovisuelle, pour éviter de vous arnarquer, vous mes lecteurs – cela m'a permis de me mettre à sa place : comme il est difficile de résister à l'envie d'en savoir plus avant de composer ! On voudrait tout savoir, tout connaître, être omniscient pour créer ce qui n'a jamais existé et vous y faire croire malgré tout. Mais le savoir est le principal ingrédient du plagiat, et l'ignorance celui de la liberté de création. S'inspirer d'un mode de création, c'est déjà, semble-t-il, s'imposer une contrainte – inspiratrice certes, mais est-ce bien honnête ?
Je ne me pose pas la question, car je ne vous ai rien dit qui soit faux.
Clara Simon