Entre Les Lignes

La revue littéraire du festival Terres de Paroles

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Une Antigone à Kandahar - Joydeep Roy-Bhattacharya

Décidément, Antigone est la figure clé de ce XXIe siècle qui a réellement débuté le 11 septembre 2001. En l'espace de quelques mois, nous aurons vu un spectacle du metteur en scène syrien Omar Abusaada, Antigone of Shatila,  où des femmes du camp de Shatila au Liban témoignaient de leur vécu de réfugiées et de leur fuite de Syrie ou de Palestine, avant de lire ce roman stupéfiant de l'auteur indien Joydeep Roy-Bhattacharya, Une Antigone à Kandahar. Trait d'union entre ces deux visions d'Antigone qui résiste au tyran, le roi Créon, et veut enterrer son frère Polynice : la guerre et l'arrachement à son pays, à sa culture et à ses rêves d'avenir.

Joydeep Roy-Bhattacharya a étudié la philosophie et les sciences politiques à Calcutta et les relations internationales et la philosophie politique aux Etats-Unis où il vit désormais. Un bagage intellectuel qui transpire à chaque page d'un roman qui n'emprunte pas seulement au théâtre la figure tragique d'Antigone mais qui considère la guerre comme un théâtre des opérations où ses protagonistes sont déchirés entre leur fonction militaire et leur vie privée, ou ce qu'il en reste après des mois et des années de combats.

A chaque chapitre, correspond un personnage et son récit du même événement. Le livre s'ouvre sur Nizam, l'Antigone du livre. Amputée des deux jambes suite à l'attaque des talibans qui a décimé sa famille, elle traverse les montagnes pour rejoindre la base américaine de la province de Kandahar en Afghanistan attaquée quelques jours plus tôt par des combattants pachtounes, dirigés par son frère. Elle vient pour l'enterrer mais l'état-major se méfie d'elle. Et si c'était une terroriste kamikaze qui cache une bombe sous sa burqa ? Pour les militaires américains, le cadavre de son frère doit être ramené à Kaboul pour être montré dans les médias et intimider les talibans. Ils ne l'autorisent à enterrer que les corps des frères d'armes de son frère. Son récit s'achève lorsque le capitaine part à sa rencontre pour lui proposer de l'emmener elle aussi à Kaboul pour y être soignée. Question d'image, l'humanitaire sert aussi les visées de la guerre.

Mais c'est la guerre et son alliée, la mort, qui aura le dernier mot, bousillant autant de vies que le livre compte de chapitres. Celles du capitaine, du lieutenant, de l'adjudant, du traducteur et du toubib, dont les récits démarrent de façon décalées par rapport à celui Nizam. La durée, perception intime et subjective, étant tôt ou tard pulvérisée par le temps de la guerre, ces décalages temporels fonctionnent comme les répliques d'un tremblement de terre. La déflagration produite par l'attaque de la base américaine et l'arrivée de cette femme provoque des réactions différentes en fonction de chaque personnage, de ses origines, de son statut militaire, de son passé, de sa vie privée, souvent brisée, et de ses responsabilités.

Le carnage est inévitable, les bonnes intentions autant de leurres qui n'ont pas lieu d'être, malgré la beauté du paysage désertique, de la brume nocturne, de la musique jouée la nuit par Nizam. Sans oublier celle de la langue de l'auteur pour faire passer la monstrueuse absurdité de la guerre sans jamais renoncer à l'élan incorruptible de la vie.

Fabienne Arvers

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