Texte(s)
La Bibliothèque des livres vivants...
...EN CINQ ACTES + UN ACTE À ÉCRIRE.
Par Joëlle Gayot
1953 : Parution de Fahrenheit 451. Son auteur, l’Américain Ray Bradbury imagine, dans ce roman d’anticipation où la société est sans réserve dédiée au règne de l’image, des personnages mémorisant des romans pour pouvoir, un jour futur, les réimprimer.
1966 : Fahrenheit 451 est entre les mains du cinéaste François Truffaut, il en fait un film au titre éponyme.
Ce livre, ce film, Frédéric Maragnani les connaissait depuis longtemps. Et depuis longtemps, l’histoire de cet apprentissage « par cœur » de pans entiers de la littérature lui trottait dans la tête. En 2012, le directeur de la Manufacture à Bordeaux imagine et inaugure un concept : la Bibliothèque des Livres Vivants. Lui qui vivait plongé dans la lecture du théâtre contemporain en vue de sa mise en scène est alors, de son propre aveu, « en panne ». Arrivé au bout d’un système bien français qui implique que tout artiste patiente deux ans minimum entre son désir de création et la concrétisation de ce désir. Maragnani s’interroge : comment renouer avec la spontanéité et l’immédiateté ? Comment alléger des conditions de production lourdes, pesantes et économiquement contraignantes ?
« Je me suis dit que c’était le moment de commencer un projet au long court, qui prendrait des années, en sachant que j’allais néanmoins pouvoir faire autre chose en même temps. Ce qui est le cas »
l’artiste laisse venir là lui les idées, il gamberge, réfléchit. Et cueille un fruit. Ce fruit est à point : « j’avais envie de faire entendre de la littérature classique, contemporaine, littérature du monde, tout en m’interrogeant sur les questions d’adaptation littéraire au théâtre ».
Acte I des Livres Vivants. L’aventure démarre dans sa bibliothèque où il va extirper des rayonnages les romans lus, relus, relus encore. Romans cornés, froissés, jaunis, mais qui l’obsèdent, avec lesquels son imaginaire cohabite et sa mémoire ne cesse de danser un entêtant pas de deux. Un premier ouvrage s’impose : Mes Amis, d’Emmanuel Bove. Un autre suit, tout aussi évident : Madame Bovary, de Flaubert. Un troisième, puis un quatrième surgissent à leur tour : L’Étranger, de Camus, le Blé en herbe de Colette. Le choix est éclectique mais la main qui coopte, sûre d’elle-même : « j’ai tout de suite été attiré par des livres, même si c’était un peu fouillis. Je n’ai pas cherché à construire une chronologie. Mais je m’aperçois aujourd’hui que ça tape beaucoup dans le 20ème siècle, pas le contemporain absolu, mais une période couvrant les années 20 aux années 70. »
Acte II des Livres Vivants. Un protocole se met en place, déterminé par le metteur en scène. Il est immuable : « La modalité de travail est la même pour tous : 45 minutes par texte. Texte appris et su par cœur. Un temps de répétition qui oscille entre quinze jours et trois semaines. Une adaptation à partir de coupes et sans aucun rajout écrit de quiconque. Nous essayons de garder le mouvement du livre. Dernière chose, l’accord de l’acteur avec l’adaptation doit être total. » Ces règles limpides font le succès des Livres Vivants. La formule fonctionne. Elle se balade dans les théâtres et rayonne dans la totalité du réseau de la décentralisation théâtrale. « L’économie raisonnable de l’opération nous permet de rejoindre une série de lieux qu’on peut parfois négliger : les scènes nationales, les théâtres municipaux, les médiathèques, les scènes conventionnés qui peuvent devenir producteurs du projet ». Rien ne s’oppose à l’expansion du projet, aujourd’hui porté jusque dans le Festival Terres de Paroles : « les Festivals sont évidemment des partenaires privilégiés pour ce type d’aventure ».
Acte III des Livres Vivants. Ce qui se propose aux regards et à l’écoute des spectateurs est une scène pensée comme la pièce d’une maison. Cette maison, Frédéric Maragnani l’a en tête, dans sa totalité. Il l’aménage peu à peu, prend son temps. Chaque livre proposé est un pas de plus qui accomplit la vision d’ensemble. Un fauteuil, une table, une chaise formeront le mobilier. La photographie dans son entièreté se dévoile progressivement. Sur la scène, l’acteur ne lit pas. Il joue.
Acte IV des Livres Vivants : Ce n’est donc pas un monologue. Ce n’est ni du stand-up et ni un Seul en scène. Mais un exercice singulier dont les comédiens affirment d’une voix unique « qu’ils n’ont jamais eu aussi peur de s’y livrer ». Expérience étrange qui consiste à « prendre sur leurs seules épaules pendant 45 minutes une représentation » et où, de la littérature, il s’agit de faire théâtre. « Leur peur vient aussi du dédoublement opéré. Ils portent un texte comme s’il était le leur. Certains sont à la première personne. D’autres pas. C’est pour eux une troublante aventure ». Au bout de dix livres créés, des constantes apparaissent : « ce sont des histoires personnelles, des épopées de grands solitaires, des histoires d’échec, social, amoureux, affectif et qui finissent toujours de manière tragique, par la mort, la maladie, le déclassement. Sauf le Blé en herbe, bien sûr ! »
Acte V des Livres Vivants : Dans ce fil qui se tend depuis 2012, certains best sellers sont plébiscités. L’Etranger, qui est proposé (avec Romain Jarry) durant le Festival Terres de Paroles en fait partie. Il se jouera dans un couloir d’hôpital. Au premier étage. D’un côté il y a vue sur l’entrée du CHU, de l’autre, vue sur la cour intérieure. Au bout du couloir, des portes coupe-feu. « J’imagine assez bien l’étranger assis sur une chaise, tout au bout du hall. Il serait éclairé par une lumière aveuglante, comme lors d’un interrogatoire ». Frédéric Maragnani imagine la scène à voix haute. La formule des Livres Vivants a ceci d’excitant qu’elle peut quitter les salles des théâtres pour se dérouler « in situ » dans les moindres recoins de l’espace public. Le dispositif est mobile. Il s’adapte, se plie, s’aménage et se réaménage. Lorsqu’il a mis en scène les Années, d’Annie Ernaux, le metteur en scène a demandé à l’actrice (Laetitia Andrieu) de se livrer à un rangement permanent de ce qu’elle avait sous la main. En écho à la manie de l’inventaire propre à Annie Ernaux. Lorsqu’il a mis en scène Alice au pays des merveilles, il a fait de sa comédienne (Amélie Jalliett) une femme portée sur l’alcool. En résonnance avec ce que l’on soupçonne d’un Lewis Carroll écrivant son livre sous l’emprise de l’absinthe.

Acte à écrire des Livres Vivants : Frédéric Maragnani n’en a pas fini avec son épopée. Il envisage d’ajouter aux dix livres en piste dix autres livres encore. Il rêve d’une intégrale. Au cours d’une résidence au Centquatre à Paris, il a testé la formule sur la Recherche du Temps perdu, de Marcel Proust. En est ressorti fasciné. « On a travaillé le début. Lorsque j’ai vu l’acteur à l’œuvre, je me suis dit qu’on sortait du cadre des Livres Vivants. La Recherche, c’est un méga livre vivant. Il faut que ça devienne une représentation. » On ignore à ce jour si l’artiste ira au bout de cette envie. Une chose est sûre et elle est importante. La Bibliothèque des Livres Vivants a revivifié en lui le désir de théâtre.
Joëlle Gayot