Une pelouse étendue. Le temps qu'il fait (quel qu'il soit). Le silence bruyant d'insectes, d'oiseaux, de bourrasques... L'herbe. Ses sons, odeurs, nuances colorées. Picotements, douceur velouteuse ou tout autre effleurement.
La Splendeur dans l'herbe est un roman écrit par Patrick Lapeyre et édité chez P.O.L.
Couverture simple et élégante au gaufrage mat et linéaire.
Je suis peut-être trop peu soigneux. En quelques heures de lecture seulement, elle s'est retrouvée salie sous la sueur de mes doigts et grisée de cendres, ses arêtes érodées et ses angles cornés.
J'exagère un petit peu : ce n'est pas un massacre, loin de là. Mais cette couverture me laisse une infime crispation dans la mâchoire. Je me sens indélicat, comme si le livre était tombé entre de mauvaises mains et qu'il ne méritait pas cela. C'est idiot passons vite.
Le titre est emprunté à William Wordsworth dont on peut lire en exergue une citation. Splendor in the grass en version originale.
On s'y voit.
Une pelouse étendue. Le temps qu'il fait (quel qu'il soit). Le silence bruyant d'insectes, d'oiseaux, de bourrasques... L'herbe. Ses sons, odeurs, nuances colorées. Picotements, douceur velouteuse ou tout autre effleurement.
On le sait sans y penser, ce qui est perçu ici est tout à la fois dérisoire et satisfaisant. Le ressenti nous suffit. Ce que l'on sent suffit amplement à cette simple expérience : être dans l'herbe tout simplement. C'est aussi dérisoire que cela mais ce n'est pas plus mal. La splendeur dans l'herbe nous dépasse. On regarde l'herbe verte alors qu'elle est bien plus que ça, bien plus variée. On n'entend même pas – ou quasiment pas – les habitants vibrants du silence alentours. On regarde l'herbe briller sous des rayons sans voir les ombres portées des brins sur mousses et brins voisins.
Lorsque j'imagine cette splendeur dans l'herbe, je suis sous le soleil rasant d'une fin d'après-midi d'hiver. Je suis dans l'air frais. J'imagine qu'il ne pleut pas pour le moment, mais l'herbe est humide sous mes fesses et mes paumes. Le vent est là, il s'occupe de ses affaires. Tout comme moi, qui pense à autre chose.
L'herbe bouge à peine.
Dès le début, nous suivons Homer "qui possédait entre autres facultés celle d'apparaître quand on ne l'attendait plus".
Homer rencontre Sybil pour la première fois.
Il n'est plus en contact avec Emmanuelle. Elle l'a détruit. Pour sa part Sybil prend de temps en temps des nouvelles de son mari Giovanni par l'intermédiaire de sa sœur Teresa. Emmanuelle et Giovanni sont désormais en couple, à Chypre. Délaissés au ban de leurs passés, Sybil et Homer voudraient panser leurs plaies, exorciser les trahisons.
Gênés, ils entament la conversation.
Un café, une cigarette et quelques mots chacun. Ils laissent faire les silences, disent peu de choses puis se séparent. La discussion est lancée ; une longue conversation qu'ils ne sont pas prêts de clore. Malgré son manque d'assurance, Homer prévoit de revenir.
Ana visionne un film tourné par Arno dans l'insouciance qui avait suivi leur mariage, une dizaine d'année auparavant. Homer,
leur fils unique n'était pas encore né. Portée par ses utopies socialistes, elle est une jeune mère idéaliste embourgeoisée par son union avec Arno, descendant d'une austère famille conservatrice de Suisse alémanique, répugnant à tolérer cette Alsacienne frivole, cette petite godiche incompétente d'origine modeste.
Au fil des chapitres trois volets alternent et se distinguent : D'un côté, des liens se nouent entre Homer et Sybil. Leur relation progresse et se tisse tout en échanges et retenue. Tandis que d'un autre, celle d'Ana et Arno se délite sur fond d'éducation de leur fragile enfant. Arno distant, Ana déraisonnable, Homer émotif. Enfin des interludes s'intercalent. Homer discute avec divers personnages qui – dans l'intimité d'espaces entre-deux – se laissent aller à la confidence.
La confidence forme peut-être l'un des bourgeons de l'histoire.
Homer ne semble pas subir ces épanchements, même s'ils prennent au premier abord un air presque impromptu pour le lecteur. Aux tables des cafés de Bâle, Ana est dans l'attente. Elle recherche la respiration qu'elle juge fondamentale, apportée auprès d'inconnus par des échanges fortuits. Elle part au-devant du hasard et se glisse quelques instants dans leurs existences. "L'idée que chacun, sans exception, est une petite machine obscure et transitoire, qui radote à longueur de journée, lui donne quelquefois le frisson".
Mais la confidence n'est pas seule. Mystérieuse et transparente, la pudeur importe plus qu'il n'y paraît.
Ce qui n'est pas confié, ou juste à demi-mot, reste primordial. La banalité réservée des échanges envoute les personnages. Ils en dépendent et se réfugient dans son giron. La voix berce plus qu'elle n'énonce.
Prime aussi – peut-être plus que le reste – la simplicité de la conversation.
Les conversations de rien, de faible ambition et peu préméditées.
Les conversations flottantes, sans apogées ni mondanités, sans nécessité de révéler ou besoin de spectaculaire. Elles s'écoulent en fin filet. Au goutte-à-goutte, entrecoupées de silences légers. Des
partages, tendres besoins de tendre vers l'autre, de le faire exister en soi par l'écoute, de rester en retrait, ne pas s'imposer.
A l'écoute. Attentifs.
Distraitement à l'écoute.
Entendre le timbre, le ton et se détendre.
Homer s'assoupit presque sous le voile de la voix de Sybil où sibyllin, le sens au fond du son s'égare.
D'humbles conversations évoluant en minimes envoutements.
Tout doucement, de menus rituels prennent leurs aises dans le cours de leurs vies.
Promenades sur les berges de Seine, escale au parapet d'un pont. Longs nuages humides, refuge d'un parapluie. Notes de sonates égrenées au piano, pluie contre les carreaux. Siestes et lectures au bord de la pelouse. Un peu de soleil parfois, quelques regards volés, des gestes retenus.
"C'était l'heure de la splendeur dans l'herbe [...]. L'heure où l'univers semblait entièrement circonscrit aux limites de ce jardin"
Leurs habitudes les habitent tranquillement.
L'écoulement des mots en filets de phrases m'a de même immergé dans une rassurante ritualisation de lecture. Coussin calé, thé fumant dans sa tasse. Aujourd'hui le soleil comme hier trop de vent qui forçait les carreaux et claquait des volets de voisins. Le chat tâte le terrain, pattes de velours, s'installe et se couche, aux aguets s'endort, se lève, va boire, revient et recommence. La lumière se déplace le long des murs et m'accompagne lorsque je tourne les pages.
Inquiétantes étrangetés d'échos subtils de mon passé dans cette histoire. Inutile de m'appesantir. Tant pour vous que pour moi, nul besoin de détails.
Pourtant ici, entre Homer et Sybil, tout est dans les détails. Tout, dans un presque-rien.
Polie sous le grain des mots échangés, des silences partagés, leur relation s'affine. A chaque nouvelle rencontre, la familiarité croît dans la douceur. Entre elles, en absence, dans ces interstices de banalité et de morne travail, inattendu, l'attachement se révèle et ondule entre eux deux. L'intimité est là sans y avoir été invitée. Ils la laissent venir sans réserve. Elle est la bienvenue.
L'intimité s'immisce par évènements discrets.
La naissance d'un amour est un phénomène imperceptible au présent. Cela tient à bien peu de choses et progresse par toutes petites touches entrecoupées de maladresses, de mouvements avortés en vol, d'élans abandonnés, d'abstinences à l'assurance absente. Dans son tendre immobilisme empreint d'affectueuse indécision, Homer semble jauger Sybil, sonder ses insensibles réactions pour en faire le motif de gestes signifiants finalement éclipsées ; des mouvements passés regrettés dans l'instant.
"Homer se souvenait d'avoir entendu quelque part que l'attente est un état parfait, à condition qu'on n'espère rien et qu'on ne craigne rien."
L'action semble suspendue, au gré d'insaisissables variations rythmant le texte, qui paraît respirer comme un chant de marée contre les galets de sa plage. Le livre flue, reflue, s'étire et se rétracte. Ses galets roulent, se déplacent, se replacent sans que l'on voit la différence. Tout bouge, tout change et rien ne se passe.
La lecture est attente et le temps se dilate. L'intimité s'attarde. Elle vibre d'érotisme refoulé dans les écarts silencieux.
Patrick Lapeyre maîtrise la délicate retenue de son récit. Paisiblement, il ménage de discrets effets.
Thomas Dufait