Entre Les Lignes

La revue littéraire du festival Terres de Paroles

La nécessité est sa loi

Entretien(s)

ÉPOPÉE(S) INTIME(S)

Daria Deflorian

Nous partons pour ne plus vous donner de souci et Reality : en deux spectacles seulement présentés à l’automne 2015 au Théâtre de la Colline, l’actrice et metteur en scène italienne, Daria Deflorian a imposé un théâtre marqué par une rare intensité.

 

Cosignées par elle-même et son complice, le chorégraphe Antonio Tagliarini, les deux représentations se font écho : Même façon d’empoigner la réalité, même désir de s’inscrire dans un temps présent, même volonté de toucher émotionnellement le public.

Nous partons pour ne plus revenir aborde la misère sociale en Grèce. Quatre retraitées choisissent de mourir pour « ne plus être un poids pour leur pays ». Avec Reality, on est immergé dans cinquante ans de vie : celle de Janina Turek, habitante de Cracovie, qui recensait compulsivement les évènements de son quotidien, notant méthodiquement le nombre d’appels téléphonique reçus, le nombre de personnes saluées dans la journée, le nombre de ses sorties au théâtre, etc.

Dans l’un et l’autre cas, l’humain est au fondement du théâtre que conçoit Daria Deflorian. S’il y a du tragique dans les individus qu’elle intronise héros d’un soir, l’artiste se refuse au pathos ou au compassionnel. Les acteurs (dont elle est) sont directs, frontaux, proches des spectateurs qui leur font face et qu’ils attendent patiemment sur les planches avant de se lancer. A travers eux et grâce à eux, se déploient des moments de vérité où l’existence apparaît nue, démystifiée, certes brutale dans la solitude et la souffrance qu’elle suggère mais aussi poétique. Car Daria Deflorian, qui ne transige pas avec l’exigence, a une haute conscience de la portée symbolique, voire éthique, du théâtre. On ne monte pas sur un plateau pour s’y agiter vainement. Seule la nécessité pousse la créatrice à exposer son travail devant le plus grand nombre. Nécessité que l’on retrouve à chacun des mots qu’elle prononce.

Le 25 octobre 2015, Daria Deflorian s’installe aux micros d’Une saison au Théâtre, sur France Culture. Voici des extraits de cet entretien :

Est-ce que l’indifférence est le premier ennemi de l’artiste de théâtre ?

Oui ! Je pense que l’indifférence naît des difficultés qu’on a à regarder quelque chose qui ne nous concerne pas directement, quelque chose dont on a perdu la conscience. Alors que, si le regard se pose sur quelque chose de différent, plus petit, plus lointain, même sur quelque chose qui n’est pas si spécial, et que ce regard s’arrête, il n’y a plus cette idée de changement continu. Le regard qui reste et s’arrête, c’est l’une des qualités du théâtre. Il devient alors une possibilité, pour le public, de ralentir sa hâte.

D’Italie, on connaît, en France, Pippo Delbono, Roméo Castellucci, Emma Dante, toutes sortes d’artistes qui pratiquent le théâtre avec un certain sens du lyrisme et de la démesure. Vous êtes à l’inverse de ça. Est-ce que fabriquer un théâtre apparemment pauvre est un moyen de reconquérir ou retoucher le public ?

Cela n’a pas été véritablement de notre volonté. L’effet sur le public, nous l’avons découvert en faisant. Jusqu’à l’âge de 40 ans, j’ai eu du mal à travailler en Italie parce qu’on me considérait comme une comédienne peu expressive. Cela découlait de moi, du fait que j’étais mal à l’aise de jouer. Cela me permettait aussi d’avoir un grand monde intérieur, mais difficilement exprimé. Donc le fait de garder cette idée de feindre, de faire semblant, m’a conduite à chercher des maîtres importants. J’ai travaillé, par exemple, avec un maître japonais. Il m’a dit quelque chose de fondamental : à savoir que j’étais une personne qui avait un très riche for intérieur mais qui devait avoir un déclic mental. Il a ajouté qu’à l’intérieur, j’étais comme un oiseau empaillé mais que je devais montrer toutes les plumes coloriées à l’extérieur. Comme j’avais de la considération pour lui, je me suis demandé comment changer cette tendance. Donc, en l’espace de trois ou quatre ans, j’ai découvert ma légèreté, la possibilité de faire rire, ainsi que l’écriture parce qu’écrire m’a beaucoup aidée. Depuis des années, je travaillais à partir de la littérature : Ingeborg Bachmann, Pasolini. J’ai mené beaucoup d’écrits à partir de Pasolini. Du coup, il y avait un lyrisme de la douleur de vivre très forte.

Pasolini, c’est la rage du politique mêlé à un certain mysticisme et c’est également le quotidien imbriqué au tragique. Vous évoquiez votre maitre japonais. Est-ce que Pasolini est un maître, voire une figure tutélaire, pour l’Italienne que vous êtes ?

Absolument ! Dans le spectacle Rewind, que j’ai fait avec Antonio Tagliarini à partir de Café Müller, de Pina Bausch, je dis à un moment que j‘étais tellement fâchée avec ma vraie famille que j’ai décidé de me construire une famille idéale. J’avais choisi comme mère Pina Bausch et avais accroché une photo d’elle au mur. Et comme père, Pasolini, dont j’avais également accroché la photo au mur. Quand il est mort, j’étais petite mais je me souviens de ce jour-là. J’ai éclaté en larmes et mon père m’a donné une claque parce que, pour les personnes simples comme l’était mon père, le scandale de l’existence de Pasolini était plus fort que tout. Mais moi, grâce à la claque donnée par mon père, j’ai commencé à lire tout Pasolini. J’ai piqué les bouquins de mon frère ainé et je me suis diplômée avec un mémoire sur Pasolini. Lorsque je suis allée à Rome, je suis allée vivre dans un des quartiers où lui allait se promener. Je pourrais dire beaucoup de choses encore. Et notamment celle-ci : je ne suis pas comédienne ou metteur en scène mais je fais du théâtre. Je peux organiser un festival, je peux enseigner, bâtir une compagnie, être assistante, tout ceci me vient de Pasolini. On peut tout être.

Est-ce que l’artiste italien, en raison de ce qu’est l’Italie, (ne serait-ce que parce qu’à Rome se trouvent le Pape et le Vatican) peut échapper au mysticisme ?

Question intéressante ! Je pense qu’il est indispensable d’avoir une dimension transcendantale de la réalité. La réalité devient intéressante lorsqu’on considère également son côté invisible. Nous avons consacré à l’invisibilité notre livre, Trilogie de l’invisible, parce qu’il y a toujours quelque chose qui est en dessous de nous.

Puisque vous parlez d’invisible, évoquons la scène qui ouvre Reality. C’est une scène terrible où deux acteurs viennent dire : « nous allons jouer et faire semblant de mourir. » Et là, vous ajoutez : « ce n’est pas possible de faire semblant de mourir sur une scène de théâtre. Donc maintenant nous allons jouer autre chose, nous allons jouer à être mort. » Il me semble qu’avec cette scène, vous posez la base, vous reposez l’alphabet, ce par quoi devrait s’ouvrir toute tentative de mise en scène ?

Lorsque nous travaillons avec Antonio, nous sommes tenus par l’idée que ce qui se travaille sur la scène doit arriver jusqu’au dernier fauteuil du dernier spectateur au dernier rang. Il faut pouvoir partager avec le public, pas seulement la pointe de l’iceberg, mais toute la dimension qu’il y a en dessous du niveau du résultat. Cela nous permet de considérer comme définitifs certains matériaux, qui, en réalité, ne sont que des pensées qui ont surgi pendant le travail. Cette scène que vous avez décrite et que voit le public, est un moment de travail qui est né d’un coup, juste dix jours avant le début de la représentation. Elle a permis à tout le travail de trouver la bonne porte d’entrée pour accueillir les autres et leur dire : venez avec nous dans ce moment. Il ne s’agit pas d’une biographie, il ne s’agit pas d’une mise en scène, il ne s’agit pas simplement d’une enquête, ce n’est pas qu’un documentaire, c’est un morceau de vie d’Antonio, de moi, qui entre par cette histoire. Ainsi que nos questions concernant le fait de vivre. Vivre car, à ce moment-là, lorsqu’on a créé Reality, ma mère est tombée malade.

Avez-vous senti, présentant vos projets à Paris, une différence de réception entre les Français et les Italiens ?

Oui. Je dois dire que je trouve extraordinaire le public français. Le public italien a permis d’entrainer une capacité comique, simple, mais très importante. Ce changement continu de registre réveille l’attention. Ce n’est qu’à travers le mouvement, à travers le déséquilibre continu que nous restons debout. C’est un peu la même chose avec l’écoute. Dire une chose un peu bête, ou raconter un petit détail, aide la pensée à s’élever. Ici en France, le public est à même de suivre. C’est un public intéressé parce qu’il vit la culture comme une dimension normale. C’est fantastique.

Extraits d’Une saison au Théâtre avec Daria Deflorian / France Culture / 25 octobre 2015.

(Traduction à la radio : Federica Cianficconi)

Joëlle Gayot

Partager cette page :